« Sale Bête » de la cie Traversant 3 (c) festival Mima, Rico et Quévin

Sale Bête, c’est une fable écrite et mise en scène par Faustine Lancel et Clément Arnaud (cie Traversant 3), une histoire pour après-demain comme ils l’écrivent puisque c’est une projection imaginaire en direction de la fin – peut-être pas si lointaine – de l’extractivisme, dans un monde qui donne le sentiment d’être celui d’après l’apocalypse, mais qui, pourtant, reste très peuplé. Deux marionnettes, deux interprètes de talent et une pompe à essence, il n’en faut pas davantage pour proposer de nouveaux horizons. Le coup de cœur du festival MiMa 2025.

C’est pour moi si :

  • j’aime que la marionnette reprenne pied dans l’espace publique (et je trouve qu’elle ne le fait pas assez)
  • j’aime que les marionnettistes s’engagent sur les sujets de société (et je trouve qu’iels ne le font pas assez?)
  • j’aime les marionnettes portées parfaitement articulées et manipulées
  • j’accorde une importance considérable à un accompagnement musical de qualité
  • j’aime quand ça joue à 200%

 

Sale Bête ou la fable du temps de la dernière goutte

Décor : une pompe à essence plantée au milieu de nulle part – en l’occurrence au pied de la cathédrale de Mirepoix, on n’est pas exactement en terre inconnue – dont l’affichage digital permet de faire passer quelques messages. Objet totémique de l’anthropocène et du mythe des ressources infinies, il est là pour sucer ce qu’il reste dans le sous-sol : quand il se plaint d’être vide, la comédienne s’empresse de ficher son pistolet en terre pour qu’il puisse s’abreuver. Cet artefact est une métaphore évidemment, mais il sert aussi de dernier refuge à un lémurien qui, après la destruction de la (dernière?) forêt par un incendie, a élu domicile là : c’est donc une sorte d’arbre par substitution – « Mon arbre qui suce la sève du sol », l’appelle son locataire… l’ironie voulant que ce qui a contribué à la destruction de l’habitat devienne l’habitat même.

Comme dans toute fable qui se respecte, ce (dés)équilibre initial est percuté par un incident qui vient tout chambouler : impossible pour la pompe de se remplir de « sève », son « coeur » ne vrombit plus, et le lémurien, qui a une voix aiguë, une naïveté et l’expression simple d’un enfant, panique. Il échoit aux deux humain·es qui sont là avec lui, ces deux interprètes, musicien et marionnettiste, qui mystérieusement existent aussi dans cet espace de la fiction, de descendre vers le cœur de la Terre et de vérifier pourquoi cet arrêt soudain. Et c’est tout simple : dans la grande réserve, sous les vers de terre qui ne lâchent rien, sous les fourmis qui continuent de courir, sous les ragondins qui continuent de se reproduire, il n’y a plus une goutte de pétrole.

 

Marionnette artisanale vs marionnette ready-made : le duel

On ne sait pas trop, vu le degré auquel les deux interprètes sont impliqué·es dans l’histoire, si on peut considérer que Sam le lémurien est le personnage principal de Sale Bête. Cela n’empêche pas qu’il soit un régal pour les spectateurices, enfants comme adultes. D’abord parce qu’il est magnifiquement sculpté, avec deux grands yeux extraordinairement expressifs, et des articulations qui lui donnent une grande souplesse. Celleux qui ont vu La petite galerie du déclin de la compagnie Portés disparus (notre critique ici et ici) leur trouveront comme un air familier : on reconnaît la patte de Kristina Dementeva et de Pierre Dupont, qui ont de l’or dans les mains. La manipulation de la marionnette est ce qui se fait de mieux : pour s’aider à porter seule cette bestiole de bonne taille, Faustine Lancel en tant qu’interprète a dû trouver de nombreuses astuces, avec des boucles d’accrochage et surtout des systèmes d’aimants qui peuvent venir se prendre sur des brassards ou un baudrier qu’elle porte par-dessus ses vêtements. Malgré la complexité du dispositif, elle réussit à lui donner des mouvements étonnamment vifs et naturels, d’une souplesse et d’une fluidité impressionnantes.

En face – façon de parler puisque les deux ne sont jamais en même temps à vue – se trouve la marionnette de Super Simplificateur, le second personnage. Il est presque à l’inverse de Sam, dont il est d’ailleurs clairement l’exact opposé du point de vue du caractère et de la dramaturgie : pure peluche de production en série, exemplaire prélevé au hasard au sein de plusieurs milliers ou millions – qui sait ? – de peluches semblables, fabriquées en Chine à grand renfort de dérivés de pétrole, destiné à finir à l’état de microplastiques dans toute la chaîne alimentaire, il incarne à merveille tout ce qui pose problème dans le capitalisme extractiviste du début du 21e siècle – et d’ailleurs, son rôle est de s’en faire l’avocat. C’est une marionnette à gaine : cela convient très bien au côté satire politique prononcé que revêt la fin du spectacle où il intervient. Il est, lui aussi, très bien manipulé — mais difficile de ne pas lui préférer la marionnette artisanale du lémurien.

 

Comédie et corps castelet, symboles de nouvelles alliances

Les humain·es ont donc encore une forte agentivité dans cette fin de l’anthropocène – et ce n’est sans doute que justice d’imaginer qu’iels contribuent à reconstruire ce qu’iels ont ruiné. Cela se traduit sur scène par une très forte présence en jeu non seulement de Faustine Lancel, qui se retrouve à faire des allers-retours parfois extrêmement rapides entre incarnation du personnage du lémurien et son propre personnage, mais aussi de Thomas Quinart qu’il n’est pas juste de créditer uniquement comme musicien tant il prend une part active dans de nombreuses scènes. Cela tombe bien : l’un·e comme l’autre sont complètement présent·es, et se donnent sans réserve, dans un jeu généreux qui ne manque pas non plus de justesse.

La relation avec les personnages non-humain·es est cependant intéressante. Parce que le lémurien ne veut plus marcher sur le sol, brûlant comme l’était le sol de la forêt pendant l’incendie qui l’a détruit, il insiste pour monter sur le dos du personnage de Faustine. La technique du corps castelet trouve ainsi un sens dans la fable même. Cette façon de réunir les deux corps sans hiérarchie, dans une relation d’aide, de faire circuler aussi la parole sans que l’un·e ne prenne le pas sur l’autre, constitue une proposition intéressante, qui rappelle ce qu’Emilie Flacher proposait elle aussi dans la pièce Notre Vallée – dans laquelle Faustine Lancel était interprète – à savoir une représentation du monde non sans les humain·es mais montrant ces derniers·ères dans un rapport d’alliance avec le reste du vivant, voire avec le paysage lui-même. Une façon de rêver une autre cosmogonie, dont l’humanité n’est pas chassée mais qui lui offre une place plus harmonieuse au sein du reste de la Vie. Sale Bête valorise d’ailleurs la pensée du philosophe Baptiste Morizot, qui prône de telles alliances.

 

Écriture et mise en scène, de bons points

Quant à la mise en scène, partagée entre Faustine Lancel et Clément Arnaud, on peut d’abord saluer le fait que l’utilisation de l’espace public n’est pas dénué de sens par rapport au propos, et on peut aller jusqu’à imaginer que Sale Bête puisse même laisser un peu de poésie ça et là dans les paysages urbains, à la marge liminaire des villes, ce qui est un des plus beaux compliments que l’on puisse adresser à un spectacle de théâtre de rue. La pompe à essence Élan transformée en castelet-tanière pour marionnette-lémurien est une brillante idée, comme l’est le fait d’avoir fini par la mettre en mouvement. Et, surtout, l’accompagnement musical n’est pas juste un accompagnement : partie intégrante de la dramaturgie, toujours présent et toujours juste, intégré dans la trame du récit, tiré d’instruments généralement bidouillés, il est un pilier de la proposition. Faustine Lancel est peut-être une marionnettiste de grand talent, mais Thomas Quinart est son pendant en musique.

Quant au propos, il a pour élégance de ne pas tenter d’asséner de solutions toutes faites – l’intrigue se résout par un deus ex machina un peu naïf – et il se veut aussi peu moralisateur que possible. On sent tout de même un parti-pris clair contre l’extractivisme – ce que toute personne sensée lisant les témoignages des scientifiques peut difficilement contester. Autant le personnage de Sam le lémurien ouvre grand l’imaginaire, autant le personnage de Super Simplificateur est tellement détestable qu’il est difficile de ne pas aller contre lui, et donc de se sentir un peu forcé·e à aller dans une direction prédéterminée. Reste que le personnage de Faustine Lancel, dans un moment paroxystique, s’autorise à dire tout son désarroi et toute son angoisse – et ça, on peut facilement s’y identifier. Et que l’on sort du spectacle avec une question moins simple qu’elle n’y paraît : dans l’histoire, qui sont les sales bêtes ?

 

Sale Bête est une proposition très ludique, réfléchie, extrêmement bien interprétée, accessible pour les petits comme les grands – même si les premiers décrochent un peu aux discours de Super Simplificateur. Pour un jeu, une mise en musique et en marionnette de premier ordre, c’est un plaisir à ne pas se refuser.