
« Edith et moi » de Yael Rasooly © Kristin Aafløy Opdan
Créé en 2024, vu au festival Mima 2025 avant qu’il ne soit programmé au festival de Charleville, Edith et moi est un spectacle qui aborde le sujet des violences sexuelles et de la reconstruction des victimes. Yael Rasooly, qui avait déjà abordé le thème du viol dans Un silence parfait, trouve le moyen de porter à la scène avec beaucoup de sensibilité le récit d’une agression terrible, en s’aidant du chant et de marionnette, dont celle, centrale dans le récit, d’Edith Piaf. Bouleversant autant que réussi.
C’est pour moi si :
- [trigger warning] je m’intéresse d’une façon ou d’une autre aux violences sexuelles, à la silenciation des victimes, mais également au processus de reconstruction
- je peux apprécier les marionnettes et l’humour mais je souhaite aussi qu’un spectacle me bouleverse
- je veux voir sur scène une artiste au charisme incontestable, qui chante encore mieux qu’elle ne manipule
Un duo de choc pour faire face à une violence immonde
Edith et moi débute avec beaucoup de légèreté : Yael Rasooly est déjà en scène au début du spectacle, dans un personnage de livreuse, une liste de colisage à la main à côté d’un tas de cartons empilé en désordre à cour. Le personnage ne se fait pas faute d’interpeller le public, il fait les cent pas sur le plateau en attendant que ce dernier se place. L’ombre d’une noirceur s’invite pourtant bien vite : l’artiste, qui joue là son propre rôle, se retrouve dans son lit – un astucieux lit-castelet, disposé à la verticale – et est en proie à un cauchemar. En fond sonore, on entend comme un bruit de moteur de voiture. C’est là que le personnage d’Edith apparaît : elle vient tout de suite tirer Yael de son sommeil et la consoler. Et l’entraîne dans une leçon de chant, pour lui changer les idées.
Edith, c’est Edith Piaf, un modèle pour la vraie Yael Rasooly, qui raconte avoir appris ses premiers rudiments de français en chantant par-dessus des cassettes des airs les plus connus de la Môme. Une artiste mondialement connue dont la vie cabossée inspire à la chanteuse-marionnettiste quelques parallèles. En même temps, c’est un personnage de fiction, dont on comprendra le rôle central dans le récit qui va se déployer : elle représente la force intérieure du personnage de Yael, une source de puissance qui lui permet non seulement de construire son chemin artistique mais également de résister à son agression.
Car c’est de cela que traite Edith et moi : cette autofiction met en scène un enlèvement et des violences sexuelles subies par l’artiste il y a quelques années, alors qu’elle rentrait d’une soirée de gala où elle avait donné un récital. Le spectacle amène cette révélation de façon graduelle, mais l’artiste et son personnage finissent par s’y confronter très frontalement, même si quelques ellipses et métaphores cachent le pire de l’agression. Mais ce n’est pas là le cœur du propos : il est très important de dire que si ce traumatisme est l’événement déclencheur, il n’est pas, en lui-même, le sujet principal du spectacle, qui traite de résilience, de survie, et finalement de reconstruction. Edith et moi parle de ce qui donne de la force et de ce qui permet qu’il y ait un après. Il parle aussi – en même temps qu’il en est l’éclatante démonstration – de la possibilité de ne pas se laisser silencer.
Edith et Yael : une histoire de marionnette
La marionnette est centrale dans le vocabulaire artistique qui permet à cette magnifique proposition d’exister, et d’atteindre le niveau de subtilité d’écriture qu’il faut lui reconnaître. Techniquement, il s’agit de muppets portées, un type de marionnettes qui se prête très bien à l’interprétation de chansons, et des attitudes étonnamment expressives – la sculpture de la marionnette d’Edith est, de ce point de vue, un petit bijou, dû à une équipe de conception qui réunit quelques grands noms : Eduardo Felix, Revital Arieli, Aurora Majnoni, Ran Daniel Kopiler, Jérémie Legroux, et Einat Landau. La manipulation est d’autant plus bluffante que Yael Rasooly l’a apprise en un temps record : en deux ans d’entraînement, certes bien accompagnée par un maître du genre, Neville Tranter, elle a réussi à donner vie de façon organique à ces marionnettes qui l’accompagnent sur scène. Le personnage d’Edith a une densité incroyable : elle est, tout simplement, là. C’est un joli tour de force.
Mais Edith n’est pas seule à se manifester dans le cours du spectacle. Marcel Cerdan, d’abord, le grand amour d’Edith, est représenté dans des scènes tantôt touchantes, tantôt drôles, jusqu’au dénouement dramatique quand le boxeur est finalement victime d’un accident d’avion. La représentation d’un match de boxe sur un mini ring attaché à la taille de la marionnettiste est une très belle trouvaille visuelle et humoristique. Mais surtout, la marionnette permet de convoquer sur scène les agresseurs de Yael : un homme de pouvoir, libidineux et sinistre, et son chauffeur particulier, dont le personnage est écrit pour procurer un comic relief assez indispensable au regard de la violence de ce qui est montré.
L’emploi de la marionnette permet de mettre à distance l’horreur des situations et de les suggérer par métonymie plutôt que de montrer directement – telle l’image saisissante, et tellement bien trouvée, de Yael Rasooly saisie par une douzaine de mains marionnettiques qui viennent l’empoigner pour l’immobiliser. Mais elle permet également quelque chose de plus subtil : en transformant ses agresseurs en objets qu’elle contrôle, Yael Rasooly reprend le pouvoir sur eux, symboliquement. Le vocabulaire de la marionnette lui permet de refuser l’état de passivité dans lequel ils entendent la mettre, et que le conditionnement social facilite : elle retrouve par là sa parole, et sa vérité, et devient actrice de son histoire. La mise en scène de la résilience est, précisément, un acte de résilience. Et l’art de la marionnettiste est par excellence celui du caché-révélé : quelle plus belle mise en abîme pour une histoire de parole reconquise et de vérité exhumée ?
Une mise en scène qui fait le pari d’une relative légèreté
Il y a, tout de même, beaucoup d’humour dans Edith et moi, et beaucoup de tendresse aussi entre les personnages d’Edith et de Yael. Edith, dont la puissance des chansons a protégé Yael et lui a donné la force de s’échapper d’une situation mortellement dangereuse ; Edith, qui traîne sa propre blessure, et qui appelle de toutes ses forces son amant. C’est l’occasion de jouer avec la convention marionnettique, Edith étant un personnage qui se situe dans la fiction mais aussi hors de la fiction : elle a conscience que Yael a le pouvoir de faire revenir Marcel parce qu’elle est marionnettiste, et elle lui enjoint aussi de le manipuler de telle ou telle façon qui lui convient davantage. C’est une manière différente de reposer cette vieille question : qui contrôle qui ?
La légèreté n’est pas que dans les moments drôles. Elle passe également par le chant, qui libère visiblement quelque chose pour le personnage de Yael : il est est non seulement un instrument pour survivre à l’agression, mais aussi un élément clé dans la reconstruction. En quelque sorte, le personnage d’Edith en est l’incarnation concrète. Yael Rasooly a suivi une formation rigoureuse de chanteuse lyrique dans sa jeunesse : sans doute aucune autre marionnettiste n’aurait pu raconter cette histoire comme elle le fait, en entonnant sur scène quelques unes des chansons du répertoire de Piaf. Il y a énormément de force et de vie dans cette voix puissante qui est parfois prêtée à la marionnette… avec un léger accent qui ne manque pas de piquant.
Edith et moi se présente comme un spectacle ambitieux sur le fond, maîtrisé dans la forme, mais modeste dans la mise en scène. A part quelques cartons d’où sont sorties les marionnettes des agresseurs – métaphores à la fois de la fuite vers un autre pays et des souvenirs enfermés dans des boîtes qui ne veulent pas rester fermées – Yael Rasooly n’a besoin que de ses trois costumes enfilés les uns par dessus les autres, et du lit-castelet mentionné plus haut, qui en plus s’avère réversible. A la façon d’un Tchaïka (article ici) qui, dans un tout autre genre, n’a besoin de presque rien pour faire du très grand théâtre, Yael Rasooly, conseillée par Neville Tranter, Yngvild Aspeli et Angélique Friant, et assistée par Vanessa Valliere, réussit là une pièce qui mérite de marquer les mémoires, à la fois pour son thème, sa qualité formelle, et l’immense courage dont elle est la manifestation la plus aboutie.
Respect.