« Imaginer la pluie » de la compagnie Tro-heol © Perrine Griselin

 

La compagnie bretonne Tro-heol revient au festival de Charleville avec une création de l’année 2025 intitulée Imaginer la pluie, adaptée d’un roman de Santiago Pajares. Ce spectacle de marionnette et jeu d’acteurice masqué·e est un régal visuel qui bénéficie d’une mise en scène resserrée à l’essentiel et d’un trio de comédien·nes-marionnettistes de premier calibre. Une fable adressée aux adultes, ados et pré-ados à multiples niveaux de lecture, mais dont l’univers désertique post-apocalyptique ne manquera pas d’interpeller son public. Très réussi.

C’est pour moi si :

  • j’apprécie une manipulation cachée par la technique du théâtre noir avec des marionnettes taille humaine qui créent une confusion entre les corps humains et les corps marionnettiques
  • j’aime les récits d’anticipation à la profondeur presque philosophique qui portent une grande attention à l’humain
  • j’ai envie d’un spectacle de marionnette totalement moderne mais qui me donne profondément l’impression de s’adresser à toustes

 

Imaginer la pluie n’est pas Dune

Imaginer la pluie est un huis-clos à ciel ouvert : son personnage central, Ionah, se retrouve seul en plein désert, avec ses souvenirs pour seule compagnie, ceux de son enfance avec une mère qui lui a enseigné comment survivre dans le désert, ceux de sa rencontre avec un mystérieux passeur de messages, Shei, devenu son ami et le moteur du voyage qu’il a entrepris. Cette omniprésence du désert, et de certaines thématiques qui l’accompagnent – la solitude, la soif, l’humilité devant les éléments, l’équilibre fragile qui permet la survie, la mort qui est toujours tapie en embuscade –, ainsi que l’appartenance du récit au genre de la science-fiction ou tout au moins du récit d’anticipation, sans compter le traitement très cinématographique de la mise en scène, tout cela fait penser à Dune, le roman de Franck Herbert ou le film de Denis Villeneuve.

Pourtant, Imaginer la pluie est radicalement différent, en ce que la métaphore est plus modeste et plus proche de nous spectateurices. Il ne s’agit pas d’une geste embrassant des centaines de générations et des milliers de mondes ; ici, point de vaisseaux spatiaux ou de pouvoirs préscients. Si très peu d’éléments sont donnés qui permettraient de contextualiser la fable proposée par Tro-heol, et qu’on ne sait pas, apr exemple, la situer sur un continent, il est donné à comprendre que les protagonistes ont fui une grande calamité advenue dans un futur qui nous est relativement proche. Il y a des oppresseurs et des oppressés, une société qui se déchire, dans des termes et sur des fondements qui nous sont familiers. Aucun doute là-dessus : Imaginer la pluie parle de ce qui attend nos enfants, dans un futur proche.

Imaginer la pluie s’intéresse à un petit nombre de personnages. C’est un voyage au travers du désert, mais aussi dans l’intériorité de Ionah dans son expérience d’approche de la mort et de renaissance : les autres personnages – et il n’y en a que quatre – sont perçus de son point de vue, et il n’y a pas d’accès à leurs pensées, juste à leurs actes et à leurs paroles. Iels sont plutôt des adjuvants du récit, même si l’un est très anecdotique, et que d’une certaine façon chacun·e endosse à un moment le rôle d’opposant. La pièce ne se réduit pas à un long dialogue intérieur pour autant, puisque de nombreux souvenirs de moments clés du passé de Ionah surgissent sur scène – souvenirs recréés pour nous en même temps qu’ils occupent une place considérable dans l’esprit du protagoniste. La façon dont ce dernier dialogue avec des personnes disparues, pour combattre la solitude et ne pas perdre l’usage de la parole, est tout à fait poignant. On a cependant le sentiment que les derniers personnages arrivés, ceux des résistants, sont traités un peu rapidement, et manquent de consistance.

 

… mais mobilise un regard très cinématographique …

Pour donner corps à ce récit d’une traversée solitaire du désert, peuplée de flashbacks et de fantômes, Martial Anton et Daniel Calvo Funes font le choix d’un langage très cinématographique. Cela se sent dans le montage des scènes, avec des transitions très rapides permises par le dispositif scénique très dépouillé, des allers-retours constants entre passé et présent de la narration. L’organisation de l’espace de jeu, où presque toute l’action est contenue dans l’espace délimité par deux praticables collés l’un à l’autre, soit une étroite bande de 1 mètre par 4, donne une sensation de gros plan, et que le regard du public est une sorte de long traveling latéral.

En même temps, des plans larges sont montrés sur un écran installé à fond de scène, sur lequel sont projetées des images construites en direct : scènes montrant l’étendue infinie du sable brûlé par la chaleur, évidemment, mais également des images magiques de lever de soleil ou d’apparition de l’eau, sous forme d’océan ou, justement, de pluie. Il y a même des séquences en vue subjective, où le public comprend que ce qui est donné à voir est un traveling avant dans le désert, dont les dunes s’écartent progressivement pour révéler l’horizon… Les images sont fabriquées dans un dispositif à l’avant-scène comprenant une caméra, un cyclorama et divers éléments en 2D : des paysages peints, mais également des accessoires qui sont comme des marionnettes de théâtre de papier, comme des silhouettes de vautours ou une main tenant une arme. On sort périodiquement du récit pour admirer comment les artistes s’emparent de ce petit studio pour faire naître de nouveaux paysages et de nouvelles ambiances.

La coexistence de ces points de vue permet de construire un récit de fiction qui passe par plus que le texte. Avec les codes de 7e art, Tro-heol donne à voir cette traversée du désert avec des images qui invitent à l’imagination. Pour peu que l’on se projette, des espaces immenses et désolés s’ouvrent, le mouvement laborieux au travers du désert s’incarne en grand angle… Cette façon de procéder, qui focalise sur les personnages, très détaillé, en laissant tout le reste hors focale, dans un relatif flou, est une très habile façon d’ouvrir grand les portes de l’imaginaire. Et convient bien à une pièce qui, au fond, parle de recherche de soi et de construction d’une identité, mais est aussi empreinte d’un fond mystique qui interroge la notion de destin.

 

… et de très bon·nes marionnettistes

Cette histoire, très romanesque dans son attention extrême aux aventures du principal protagoniste et dans son écriture, sur trois plans en parallèle, du présent de l’errance dans le désert et de deux temps pris dans le passé, est incarnée avec finalement peu de moyens. En effet, trois marionnettistes y suffisent, qui manipulent les images projetées et les marionnettes, sachant que Ionah est incarné par un comédien masqué, ce qui est en totale cohérence avec la subjectivité de l’histoire, qui n’est cependant pas un solipsisme puisque le personnage est profondément constitué par le peu d’interactions qu’il a avec d’autres humain·es. Brièvement, le personnage de la mère aura les mêmes honneurs, même si elle est également incarnée par deux marionnettes différentes. Ionah enfant est également représenté par une marionnette d’une taille appropriée. Petit regret cependant dans le traitement des animaux : si les vautours dans le ciel n’ont pas besoin d’autre chose que d’être des silhouettes, il est dommage que le serpent semble être un bout de caoutchouc, surtout au vu de son importance dans le récit.

La cohérence visuelle est totale : le comédien est masqué, ce qui le rend visuellement très proche des marionnettes, jusqu’à les confondre. Masques et costumes des un·es et des autres sont faits des mêmes tissus un peu rêches dont les grosses fibres, comme de la toile de jute, donnent une texture singulière à l’ensemble. Source supplémentaire de confusion, les marionnettes sont à taille humaine, et leur manipulation en bunraku – qui est faite pour ne pas être vue des spectateurs puisque les manipulateurices sont entièrement revêtu·es de noir, gants et cagoules comprises – est proche du réalisme. Il s’opère alors une quasi équivalence au plateau de l’humain et de la marionnette – à part la marionnette du « fantôme » de la mère, projection de l’esprit du fils, qui apparaît comme une petite marionnette portée d’une trentaine de centimètres qui flotte près de sa tête. C’est symboliquement intéressant car cela permet de faire un parallèle avec la vie de Ionah, qui a grandi dans le désert en apprenant qu’il n’y régnait pas en maître, et qu’il n’y était que toléré : en résulte sinon un animisme du moins une humilité devant le monde physique.

La manipulation est tout à fait impeccable : au plus proche du mouvement naturel, sans bavardage, précise dans ses intentions… On est d’autant plus sidéré·e de voir, au moment des applaudissements – très nourris – que tout le spectacle n’est dû qu’à la coopérationde trois interprètes : Rose Chaussavoine, Christophe Derrien et Enzo Dorr. Même si certaines scènes les poussent dans leurs derniers retranchements – à la fin du spectacle iels doivent animer deux marionnettes qui intéragissent avec le comédien masqué qui interprète Ionah – il faut reconnaître la qualité de leur travail. L’interprétation vocale, essentielle puisqu’on n’a pas accès aux indications qui auraient été données par des visages mobiles, est tout à fait réussie.

 

C’est un plaisir de voir Tro-heol s’attaquer à un spectacle formellement ambitieux, tourné vers un public suffisamment mûr pour le recevoir. Le territoire de l’enfance leur allait bien, mais Imaginer la pluie, par ses dimensions psychologique et politique, philosophique même, est susceptible de toucher un public plus large – toujours avec l’inspiration poétique qu’on leur connaît… Ce n’est pas que Le complexe de Chita (article ici) ou Je n’ai pas peur (article ici) ne soient pas de bons spectacles, mais il est plaisant de voir cette excellente compagnie s’intéresser à des histoires allant un peu hors du territoire de l’enfance, en adaptant un auteur qui cette fois aborde des thèmes plus matures…