Caillou et le Bouffe-Cœur par la cie La Barbe à Maman © La Barbe à Maman

La Barbe à Maman est une compagnie francilienne dont on a découvert le travail au Théâtre aux Mains Nues : cela n’empêche pas que c’est pendant festival de Charleville – dans un lieu du Off, le café-librairie Plume et Bulle – que s’est trouvée l’occasion de voir le spectacle jeune public Caillou et le Bouffe-Cœur, un conte marionnettique en théâtre de papier abouti dans toutes ses dimensions. Un bonheur de constater que jeune public peut rimer avec qualité !

C’est pour moi si :

  • j’aime une écriture aboutie qui mêle de très beaux dessins et une langue inventive
  • une fable trompeusement simple qui recèle en réalité mille tiroirs
  • une interprétation engagée au service d’une proposition qui captive les enfants… et aussi les adultes

 

Un récit qui ne prend pas les enfants pour des pommes

Caillou et le Bouffe-Cœur, dans son principe, a été développé en commun par les deux têtes pensantes de la compagnie La Barbe à Maman, Stéphane Bientz et Bruno Michellod, qui l’interprètent en sus. C’est un spectacle né de l’idée que les jeunes garçons, dans une société patriarcale, sont conditionnés très tôt à perdre leur empathie et à juguler leurs émotions : métaphoriquement, ils perdent leur cœur, et c’est là que naît le personnage du Bouffe-Cœur, qui permet de donner une figure narrative autour de laquelle construire l’histoire qui va s’intéresser à la pression à se conformer, à la binarité des rôles de genre, à la façon aussi dont les obstacles peuvent être affrontés sans fracas et sans violence, et dont les enfants grandissent en les affrontant et en acceptant de laisser certaines choses derrière elleux…

Bien sûr, tous ces thèmes sont métaphorisés et dissimulés sous le récit, mais ils forment le substrat fertile – à la fois sensible et intelligent – sur lequel a poussé l’histoire de Caillou et le Bouffe-Cœur. Au premier degré, elle propose aux enfants un récit d’apprentissage, l’histoire d’une jeune héroïne dénommée Caillou, à laquelle un frère qui a subi le Protocole du Tout-Conforme a volé sa voix… Mais ce frangin devenu pas très sympa perd dans le même temps son cœur, et sa sœur décide de le retrouver, quitte à devoir pour cela quitter la maison et s’aventurer seule jusqu’à l’antre du monstre. Il s’agit là d’une vraie fable, avec sa structure classique mais bien menée, son sujet doté d’un objectif à priori clair, des épreuves et des opposants… mais pas vraiment d’adjuvant, Caillou faisant l’expérience qu’elle n’a besoin que de ses propres ressources pour réussir sa quête. C’est un récit nullement bêtifiant, riche de nombreux chemins de traverse, qui ne prend pas les enfants pour des ânes. Et qui réserve quelques jolies surprises et retournements.

 

Plaisir de la langue et des images

Les deux créateurs se sont parfaitement entendu pour déployer leur écriture, chacun dans le domaine où il excelle, et le résultat est convaincant : qualitatif, beau, et bien articulé – au sens où image et texte ne sont pas systématiquement redondants. Stéphane Bientz est un dramaturge primé, qui sait trouver ici une langue juste – pour les enfants, pour le monstre, et aussi pour la narration du récit. Elle se révèle surtout très inventive, avec des créations langagières réjouissantes, qui truffent le texte de pépites surprenantes autant qu’astucieuses. Ces dernières maintiennent les neurones en éveil en même temps qu’elles font sourire. Les jeux d’assonance, les répétitions, constituent parfois presque un poème. L’oreille, en tous cas, est flattée, autant que l’intelligence est stimulée.

En vis-à-vis, l’écriture visuelle de Bruno Michellod, plasticien doué, n’est pas non plus dénuée d’une certaine malice. Le décor-castelet est une grande chaise en bois, du type dont on peut imaginer qu’un·e aïeul·e va l’occuper pour raconter une histoire au coin du feu, sur lequel vont venir se poser ou se coller – par des systèmes d’aimants – des figures dessinées en deux dimensions. Les dessins ont des lignes claires mais pas simplistes, les couleurs popent, l’univers est celui d’une bande dessinée qui déborderait de ses pages pour se déployer dans l’espace – c’est d’ailleurs presque exactement ce qu’il se passe, puisque le spectacle s’ouvre sur la lecture d’un grand livre d’illustrations.

 

Un théâtre humble et réjouissant

On sent que, dans l’interprétation, un gros travail a été fait, notamment dans la fluidité du travail choral consistant à porter le texte à deux voix. C’est le prétexte, au passage, à sortir un peu du récit quand les deux narrateurs négocient la façon dont l’histoire va progresser ou doit être racontée. Une comptine enfantine, avec sa musique et sa chorégraphie, revient à intervalles réguliers comme un motif joyeux auquel se raccrocher – ce qui est précisément sa fonction dans l’espace du récit, puisqu’elle permet à Caillou de surmonter ses peurs. Les deux interprètes sont pleinement engagés dans l’interprétation : non seulement vocalement mais physiquement. Le fait de jouer sur une chaise-table-castelet permet de créer des effets de profondeur en présentant les figures 2D sur plusieurs plans dans l’espace. Il s’agit moins d’un théâtre de manipulation que d’énonciation : une fois une figure posée, les interprètes parlent pour elle, mais elle reste immobile… comme dans un livre d’images, où le mouvement naît de la reconstruction mentale des transitions à la place des ellipses faites lors du passage d’une image à une autre. On reconnaît l’héritage de la dramaturgie défrichée par d’illustres prédécesseurs comme François Lazaro.

C’est un théâtre à la fois humble et modeste, dans la légèreté des moyens déployés et la volonté de se circonscrire à une histoire bien déterminée sans vouloir faire feu de tout bois, et très ambitieux, dans la qualité de l’écriture et des techniques mises en œuvre dans ce périmètre bien ciblé. Tout est pensé avec attention, jusqu’à la spatialisation du son, alors même que le spectacle, léger en technique, est conçu pour jouer partout, même dans les lieux les plus modestes et les moins équipés. Il est réjouissant de voir qu’un théâtre de marionnette de qualité, intelligent, drôle, émouvant, enrichissant, peut ainsi circuler par monts et par vaux pour initier les enfants… et leur proposer de se nourrir d’un beau récit qui peut les aider à grandir, en suivant davantage la justesse de leurs intuitions qu’un Tout-Conforme auquel on les contraint parfois.