« Barrage Barrage » du Projet D ©Claire Dietrich

Le festival de Charleville est l’occasion de découvrir Barrage Barrage, le dernier-né du collectif Projet D créé en 2024. Un spectacle de marionnettes bunraku bien ficelé, intelligemment mené, qui pose la question de la lutte militante et citoyenne dans un monde qui s’effondre.

C’est pour moi si :

  • j’aime que la marionnette me provoque à penser, qu’elle m’aide à me questionner sur le monde qui m’entoure
  • j’aime le bunraku bien exécuté et les images poétiques
  • j’aime l’humour et la légèreté, même quand le sujet est sérieux

 

Une histoire peut en cacher une autre

Au premier abord, Barrage Barrage tourne autour d’un… barrage. C’est rendu très évident par la scénographie faite de trois rideaux gris tendus en travers de la scène, qui dissimulent deux plateformes qui permettront aux marionnettistes de se déplacer en hauteur. C’est confirmé par la scène d’exposition, dans laquelle l’un des personnages, à la faveur d’un coup de fil, décrit son environnement. C’est le lieu de la fiction, un élément central des conversations des humain·es… et le lieu de vie des poissons qui passent à intervalles réguliers nous rappeler que tout cela concerne un biotope entier, pas uniquement les hominidé·es. Il y a là, dans la scénographie, dans le thème et dans la manière de mettre en scène le non-humain, comme un écho de Notre Vallée de la cie Arnica.

Ce barrage, évidemment, fixe autour de lui quelques dysfonctionnements. Au-delà d’être constitué de milliers de mètres cubes de béton, il s’avère qu’il a été imposé de force à des populations dont le village a été recouvert, il perturbe les écosystèmes, présente des risques de sécurité non négligeables… Autant de points d’entrée et de prétextes à des questionnements politiques : qui prend les décisions, le monde va-t-il à sa perte, comment lutter contre les dérèglements du capitalisme extractiviste, comment respecter le vivant, comment faire société et faire débat autour de ces enjeux, comment partager un repas avec un boomer qui pense que le poisson est un plat végétarien… Peu à peu, l’histoire chorale des personnages qui se croisent sur ce site devient aussi l’histoire des artistes qui sont parties prenantes de la représentation : quel est leur rôle et comment s’y retrouver ? En filigrane, on comprend bien que la question nous est posée aussi, et c’est souvent la dynamique de fond des spectacles tournant autour de ces thèmes, comme l’excellent Sale Bête de la compagnie Traversant 3 (article ici).

 

Les marionnettes portées, entre réalisme et onirisme

Au service de cette histoire qui traverse les décennies et les continents, une galerie de personnages sont campés par des marionnettes portées manipulées en bunraku. Pas tout à fait à l’échelle, et pas tout à fait réalistes, elles sont manipulées à deux ou à trois – il y a au total quatre marionnettistes en scène, Rik da Silva, Samuel Beck, Marie Godefroy et Simon Moers – de façon à donner l’illusion qu’elles ont un sol derrière chacun des niveaux définis par le haut d’une des toiles grises qui représentent les murailles de béton… alors que leurs mouvements se font en réalité dans le vide. Selon l’endroit où l’on se trouve dans le public, l’illusion est plus ou moins totale, mais cela donne – parfois à dessein et sans doute parfois par accident – quelques moments d’étrangeté où les pieds semblent glisser, entraînés par des trottoirs roulants invisibles. Belle métaphore pour des êtres qui se cherchent, au bord d’un abîme qu’iels regardent plus ou moins en face.

En tous cas, la marionnette confirme encore une fois sa capacité à représenter tout le vivant et non la seule humanité : la scène est également occupée par des poissons d’eau douce, et traversée par des oiseaux. Manquerait, pour être complet, quelques plantes, mais on comprend le symbole, qui est de penser en co-habitant·es de la planète, pas en propriétaires démiurges ayant droit de vie ou de mort sur toute la biosphère. Les marionnettes ne sont pas hiérarchisées, même si celles qui représentent les humain·es sont les plus présentes et les plus bavardes. Elles finissent par se mêler dans le même espace fictif, au fur et à mesure que la représentation et le récit se dérèglent. On sait que la marionnette se prête bien à la représentation des scènes aquatiques, mais c’est toujours un plaisir de voir les évolutions d’un·e plongeur·euse ou d’un banc de poissons, d’oublier un instant l’artifice et d’admirer, juste admirer, la fluidité des mouvements dans une impression de gravité suspendue.

 

Les marionnettistes au charbon, artistes citoyen·nes

La scénographie, pour être simple, n’en est pas moins spectaculaire. Il y a une belle visibilité de la structure dans l’espace public, avec un cadre de scène surmonté d’une frise, et les portiques qui supporteront les futurs murs du barrage. Le rapport avec le public est frontal, ce qui correspond bien, physiquement et symboliquement, à la position de la population devant la muraille grise dont la présence semble aussi écrasante qu’inéluctable. Mais c’est un public que le Projet D veut actif, et qui est renvoyé à sa capacité à penser et à agir : il est interpellé en tant que tel dès le prologue, et les failles qui apparaissent dans la fiction à partir de la moitié du spectacle doivent lui permettre de questionner le récit, et, au-delà, de se positionner face aux thèmes abordés. Une distanciation toute brechtienne, dont on connaît l’efficacité.

Barrage Barrage est doublement pertinent dans l’espace public : parce que ses objets sont publics, notamment, évidemment, le fameux barrage, qui est un élément architectural qui s’impose au regard de toustes dans certaines de nos vallées, et parce que la rue peut être – doit être ? – une agora à laquelle toute la communauté a accès et peut – doit ? – débattre des sujets qui la concernent toute entière, plutôt que de laisser la conversation être confisquée par quelques hauts décisionnaires et hommes d’affaires, et plutôt que de laisser les journalistes d’investigation se débattre seul·es dans une indifférence relative. Cela veut dire, aussi, que malgré l’accompagnement musical superbe joué en direct, un carillon peut désamorcer un moment de tension narrative, la musique techno d’un bar de nuit peut ruiner un moment voulu contemplatif et poétique… mais c’est le lot de la rue… d’autant plus quand cette rue est la place ducale de Charleville !

 

Barrage Barrage est un spectacle intelligemment construit, qui commence comme un bon épisode de série avec une intrigue prenante, des personnages pleins de mystère… et se finit sur de vraies interrogations politiques. On y arrive avec un air de Desireless au creux de l’oreille, on en repart avec des certitudes battues en brèche et des questions dérangeantes : une forme de marionnette politique plutôt astucieuse.