
« Cirque orphelin » par la cie Les Sages Fous © Les Sages Fous
Grotesque et poétique, fait de rebus et pétri de tendresse. Difficile d’imaginer comment ces différents qualificatifs peuvent s’appliquer au même spectacle. C’est pourtant le cas du spectacle Le cirque orphelin de la compagnie québécoise Les Sages Fous, vu au FIAMS 2019. Dans une scénographie très travaillée faite de ferraille rouillée, deux acteurices-marionnettistes font naître des personnages touchants en utilisant la technique de la tige. Une prouesse de dextérité dans la manipulation, un bijou d’écriture visuelle et scénique d’une grande sensibilité.
C’est pour moi si :
- j’aime les esthétiques faussement déglinguées, la récup’, le style pas léché
- j’apprécie que la manipulation soit précise et fluide
- j’aime quand ça fuse, quand c’est drôle mais qu’il y a une réflexion derrière
Le Cirque orphelin est un spectacle déjà bien tourné, puisqu’il a été créé en 2010. Il a déjà traversé l’Atlantique plusieurs fois pour aller à la rencontre du public français, mais il ne faut pas laisser passer l’occasion de le découvrir.
Un spectacle réussi à tous les plans
Ce qui impressionne, d’emblée, c’est la scénographie, qui campe un parc à ferraille tout de tôle et de métaux récupérés, au présent ou dans un futur post-apocalyptique, mais en tous cas clairement à la marge de la société qui l’a produit puis rejeté sur sa périphérie.
Encore que la profonde humanité qui se dégage de l’ensemble, l’écriture qui fait voir le délicat et le tendre chez les mutants et les laissés-pour-compte, sont également marquants pour les spectateurices.
A moins que ce ne soit la manipulation fluide des marionnettes, le jeu plein de gouaille et de facétie mais aussi de maîtrise et de précision, qui doivent être particulièrement signalés.
Bref, on ne sait par quel bout résumer la proposition, mais la conclusion s’impose avec la force de l’évidence, alors on commencera par là : ce Cirque orphelin est une petite pépite. Loin de l’ambition d’une forme de grand plateau, cette œuvre tout terrain et très aboutie est de la sorte qui sème la poésie sur son passage, et assure le bonheur des spectateurices.
Bienvenue au Cirque des profondeurs
Le prétexte, dans ce spectacle, est celui d’un cirque improbable, un cirque de la marge et de l’anormal, un cirque peut-être cruel mais finalement poétique, qui fait spectacle du déchet, qui fait spectacle au milieu des déchets.
On y voit des numéros d’acrobatie ou d’équilibre pleins d’audace. On y voit, aussi et surtout, à la manière des freaks shows, des créatures étranges, qui fascinent par leur familière monstruosité. On y assiste à d’étranges transformations. On y assiste à la lutte des classes, entre le propriétaire effrayant, ses sbires, et les artistes enfermés dans des cages. On y voit que la cruauté et la différence ne peuvent empêcher l’amour de naître, que le fort n’a pas toujours raison du faible. On y découvre la beauté au milieu des bidons rouillés, le rire au milieu de la pauvreté.
Car tout ce qui est or ne brille pas, tous ceux qui errent ne sont pas perdus…
Du jeu, avant tout
Si l’on s’emploie à décortiquer la proposition, c’est sans doute le jeu qui assure le mieux l’efficacité de l’ensemble. Les deux interprètes se positionnent d’emblée comme des comédien·nes : bien avant que la première marionnette n’entre en jeu, iels explorent le décor, interagissent, trébuchent sur le public en amenant une dimension de clown physique qui instaure directement un rapport très joueur avec la salle.
Car c’est là un joli tour de force des interprètes, presque muet·tes – iels doivent prononcer dix phrases en une heure – que de mobiliser une riche palette d’émotions, et d’instaurer un dialogue complice avec la salle, sans utiliser le texte. Comme souvent en clown, le premier rang de spectateurices sera satellisé dans le jeu qui se déploie, avec bienveillance mais aussi avec beaucoup de malice. Une belle performance, donc, de théâtre physique clownesque. Il y a de la justesse mais aussi beaucoup d’authenticité dans la façon de se mettre au service à la fois du spectacle et de la rencontre avec la salle.
De la manipulation joliment maîtrisée
Il y a un plaisir manifeste à jouer qui se dégage des deux interprètes, et entraîne facilement le public à la suite. Plaisir qui redouble dans la manipulation : en complicité avec les spectateurices, les deux marionnettistes s’amusent de leurs créatures comme de l’action qu’iels ont sur elles, dans une dynamique de mise en abîme assez plaisante. La technique de la marionnette à tiges n’est pas la plus à la mode, mais on a la sensation que les deux interprètes, Jacob Brindamour et Olivia Faye Lathuillère, sont tombés en amour des possibilités qu’ils ont découvert à cet endroit.
Du coup, iels ont poussé leurs recherches à des degrés à la fois d’inventivité et de fluidité qui ont peu d’équivalents. Evidemment, le fait d’avoir joué le spectacle sans doute des centaines de fois aide énormément : les deux marionnettistes ont une si grande liberté dans la manipulation qu’iels donnent l’impression de pouvoir tout faire, tout se permettre. Iels atteignent une telle finesse de mouvement qu’iels sont capables d’indiquer des états émotionnels complexes avec des mouvements et des positions infimes, et pourtant d’une brillante clarté.
La dissociation des marionnettistes avec leurs créatures est très bien faite. Et les jeux d’opposition, quand les personnages-marionnettes résistent aux personnages-marionnettistes, sont frappants de vraisemblance. Peut-être les mouvements se répètent-ils un peu sur la longueur du spectacle : après tout, le champ des trouvailles, même large, est tout de même fini, et la gamme s’épuise un peu à la longue. Le spectacle, à ce point de vue, s’arrête juste au bon moment, avant de lasser.
Une signature plastique distinctive
Les marionnettes sont inspirées du peuple des décharges, ou des créatures de la marge, mi-humaines et mi-monstrueuses : les asticots côtoient les sirènes, l’homme-oiseau se consume d’un amour impossible. Même « le boss », le propriétaire du cirque, joué en masque et kokoschka, tout humain qu’il est sensé être, n’en prend pas moins une apparence grotesque. Ce peuple de la marge, on l’a dit, est incarné par une galerie de marionnettes, qui sont d’ailleurs dupliquées en plusieurs tailles pour des effets d’échelles plutôt bien trouvés. Il s’agit exclusivement de marionnettes à tiges, dont le potentiel de mouvement est exploité à fond.
Leur facture, surtout, est très belle, qu’elles soient à petite ou grande échelle. Les visages sont extrêmement expressifs, les mécanismes et les prises bien pensés pour libérer le jeu. A la fois inquiétantes et fragiles, elles arrivent à provoquer, à leur simple vue, un mélange ambivalent d’empathie et de sentiment d’étrangeté, qui est exactement dans le propos du spectacle. Le décor de métaux rouillés et de bidons fatigués est impressionnant de réalisme et de cohérence.
La subtilité, en plus de l’émotion
De ce que l’on a écrit, on pourrait être tenté de déduire qu’il s’agit d’un spectacle univoque voir moralisateur, qui, sous couvert de bons sentiments, se perd dans les méandres de l’explication. Il n’en est rien. Le spectacle est beaucoup aidé par l’utilisation très chiche de la parole, qui l’empêche de trop bavarder.
Surtout, l’écriture respecte la liberté d’interprétation et d’imagination du spectateur. Les personnages ont leur part d’ambivalence, visuelle et narrative. Ici, il n’y a pas de blanc et de noir, il n’y a que du gris. Sur cette neutralité qui est comme un terreau fertile pour l’émotion, les sentiments sont libres de se déployer. Il y a du rire, mais aussi des larmes. Il y a de la révolte, et il y a de l’espoir. Il y a de la compassion, et il y a du dégoût.
Un bon spectacle est comme la vie, dont il n’est que le précipité : un kaléidoscope de nuances, un chaos de rencontres et d’événements, un maelström de sensations et de sentiments parfois antagonistes, avec lesquels chacun·e doit se composer sa propre mélodie. C’est cela qui permet à ce Cirque orphelin d’atteindre profondément le public.
Les Sages fous méritent plusieurs fois la standing ovation qui salue leur travail à chaque représentation. Si vous ne vous êtes jamais joints à la foule de ceux qui applaudissent, il est temps de venir vous poser devant la caravane de ce Cirque !
DISTRIBUTION
MISE EN SCÈNE, MASQUE ET MARIONNETTES South Miller
INTERPRÉTATION Jacob Brindamour, Olivia Faye Lathuillère
DOMPTEUR DE MARIONNETTES Jacob Brindamour
MÉCANISMES ET PATENTAGES Sylvain Longpré
MUSIQUE Christian Laflamme
ÉCLAIRAGES Patrice Daigneault
Visuels : © Les Sages Fous
Critique initialement publiée sur Toute la Culture le 26 Juillet 2019