Code source de la cie Randièse (c) cie Randièse

Code source de la cie Randièse (c) cie Randièse

 

La compagnie Randièse – Mathieu Enderlin propose un spectacle drôle et bigrement malin intitulé Code source. C’est certes un spectacle de marionnette – avec une gaine d’un nouveau genre – mais il repose massivement sur une marionnettisation de téléphones portables et d’images captées en direct. Ça raconte quelque chose de notre dépendance à notre double numérique… et ça marche du tonnerre avec un public ado, comme c’était le cas pour la représentation à laquelle j’ai assisté dans le cadre de la BIAM.

 

C’est pour moi si :

  • j’ai un rapport compliqué avec mon téléphone portable, d’addiction ou de rejet
  • je suis partant⸱e pour découvrir des marionnettes d’un type nouveau
  • je suis fasciné⸱e par les ordinateurs, les bidouillages numériques, bref, j’ai un petit côté geek

 

Traiter du numérique sans lancer d’anathème

La marionnette peut-elle nous éclairer sur notre rapport (parfois un peu problématique) avec ces petits bijoux de technologie que sont nos téléphones portables dits “intelligents” ? Peut-elle au moins nous aider à rire de notre dépendance, ce qui remet déjà une saine distance entre nous et nos comportements (limite) addictifs ? Le pari de Mathieu Enderlin est de dire oui. Le sujet le passionne manifestement, mais plutôt que de jeter l’anathème sur cette machine du démon, il en joue astucieusement pour montrer tout ce qu’on peut faire de la technologie quand on la détourne de manière créative… Somme toute, ce qui compte, c’est notre manière de voir notre rapport au numérique.

Code source est conçu pour basculer graduellement dans une inquiétante étrangeté très marionnettique, mais qui ne passe pas exclusivement par la marionnette. L’entrée en matière est très ordinaire : Mathieu Enderlin se présente face public, lumières salle allumées, et parle de son rapport à la technologie, et du téléphone portable, pendant une dizaine de minutes. On est à mi chemin entre biographie et conférence, le glissement se fait doucement vers le spectacle, non sans jouer quelques tours malicieux au public – qui pousse des cris d’horreur quand le comédien jette vigoureusement son téléphone par-dessus son épaule – jusqu’à friser le tour de magie… qui n’est jamais qu’un jeu sur l’apparition / disparition et la permanence de l’objet, spécialité des marionnettistes !

 

Dispositif vidéo low tech pour effet maximal

A compter du moment où Mathieu Enderlin disparaît visuellement, on bascule dans le coeur du dispositif : à l’aide de caméras multiples, d’un écran semi-opaque sur lequel projeter, et de quelques programmes de mixage vidéo, l’artiste installe une joyeuse confusion, jusqu’à faire accepter l’irruption d’une marionnette d’un nouveau genre, une gaine dont la tête a été remplacée par un téléphone portable affichant l’image – animée et bavarde – du visage du comédien, qui, en quelque sorte, se manipule donc lui-même. Avant d’en arriver là, il aura joué avec son image projetée, utilisant des boucles vidéo pour se juxtaposer à lui-même, jouant sur la dissociation et le décalage entre son corps physique et l’image de son corps sur l’écran.

On mesure donc qu’il y a une bonne dose de bidouille numérique dans Code source, mais elle reste cela, essentiellement : une bidouille au sens noble, ce que d’autres n’hésiteraient sans doute pas à appeler un hacking, c’est-à-dire une approche en réalité artisanale de la technique, avec l’idée de la détourner, à l’aide d’outils beaucoup plus low tech qu’il ne le semble au premier abord. Finalement, c’est cela qui permet peut-être, dans le geste artistique, de réussir le mélange avec le théâtre et la marionnette, qui sont eux-mêmes des artisanats autant que des arts. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que tout finit à vue, et que, de proche en proche, on découvre les objets technologiques qui font le dispositif – mais l’essentiel est l’agencement des signes, leur manipulation, et cela reste subtilement caché.

 

Marionnettisation du numérique ou numérisation de la marionnette ?

La maîtrise de la gaine est évidente : la manipulation est fluide, le phrasé juste, qu’elle semble nager dans une sorte d’aquarium virtuel, qu’elle fasse tout le tour d’un écran de projection transformé en castelet ou qu’elle se retrouve à interagir à vue avec son marionnettiste. L’utilisation de l’écran relève aussi de certaines mécaniques du théâtre d’ombre. Mais c’est surtout le regard des spectateurices que manipule Mathieu Enderlin : en le trompant, en l’inversant, en le remplaçant par le regard de la caméra, il nous oblige à une gymnastique qui nous révèle les habitudes que nous avons prises. Pendant ce temps, le comédien joue à se dédoubler ou se détripler, joue aussi à se laisser fasciner par sa propre image, à tomber dans un rapport solipsiste au monde qui s’appauvrit sous la forme d’un dialogue absurde avec lui-même. Jusqu’à friser le moment où le double prend le contrôle de l’original, thème familier des marionnettistes qui prend ici une nouvelle dimension.

Le traitement par Code source de son sujet est joueur, très ludique, bourré de bons mots – tels que : “Quand je suis derrière l’écran, je ne suis plus présent”, constate le personnage dont l’image projetée a disparu. L’artiste s’amuse, c’est manifeste, y compris de lui-même. Dans la salle, les adultes rient jaune, parce qu’ils se reconnaissent dans le dilemne éthique mis en scène par Mathieu Enderlin, mais c’est sans commune mesure avec l’adhésion massive des adolescent⸱es, immédiatement captivés par la présence des écrans, fasciné⸱es par l’objet portable, surpris⸱es par le théâtre, ses trucages, son discours qui se fait finalement poétique.

Le spectacle est tout jeune et quelques séquences n’ont pas encore trouvé leur rythme et leur efficacité, passages qui s’étirent durant lesquels l’attention se dilue. Mais il est clair que Mathieu Enderlin tient là un spectacle malin qui ouvre de sacrées voies de réflexion sous des dehors d’amusement techno-compatible. Bien joué !