Sous Terre de la cie Matiloun (c) Carmen Morand

Sous Terre de la cie Matiloun (c) Carmen Morand

Le spectacle Sous Terre de la compagnie Matiloun a largement tracé son chemin : trois équipes pour environ 300 représentations, c’est ce qu’on appelle un succès. Le Mouffetard – CNMa a eu la bonne idée de programmer lors de la Bienneale Internationale des Arts de la Marionnette (dans les murs de La Nef) ce spectacle atypique, qui mélange objet, musique, récit, extraits de documentaires sonores et vidéo. Une proposition impressionniste, pas vraiment narrative, en immersion dans une matière qui fascine Clémence Prévault : la terre et ce qui se trouve dessous.

C’est pour moi si :

  • j’aime les spectacles qui ne s’adresse pas tant à l’intellect qu’à la capacité de sentir une ambiance, un kaléidoscope de sensations mêlées
  • je suis fasciné par les racines, les grottes et les souterrains, par tout ce qui se trouve caché sous nos pieds
  • je suis très amateurice d’art brut et de poésie naïve

 

Plongée dans un univers composite

La scénographie de Sous Terre dit déjà presque tout de ce qui va suivre : elle est composite, riche de plusieurs facettes et de plusieurs angles de vue, intimiste. Le public est massé sur deux gradins arrondis, de part et d’autre de l’espace scénique, le cercle étant complété par deux grands écrans flanqués de pendrillons, qui serviront pour les projections vidéo. Au centre de l’espace ainsi défini, un cercle qui ne doit guère faire plus de 10 mètres, se trouve comme une table circulaire ou un podium ; on réalisera plus tard qu’il s’agit d’un tambour, une grosse caisse. Devant chaque écran se trouve une planche en bois, suspendue à une cinquantaine de centimètres du sol, sur laquelle sont disposés divers objets. On distingue au-dessus de tout cela un portique autoporté auquel les planches sont arrimées, et qui porte aussi divers projecteurs.

Cet ordonnancement n’est pas innocent. D’abord dans sa forme – circulaire – et dans sa proximité – intimiste – car les histoires qui vont venir parlent de rapport à la mort, à l’enterrement, à la spéléologie, à la fouille des replis et cavités qui sont sous nos pieds, et cette atmosphère convient bien à ce projet. Ensuite dans son hétérogénéité : Sous Terre est un spectacle qui compose à partir de multiples choses qui sont mises tour à tour en avant, se mélangent et se fertilisent les unes les autres, un peu comme un bon compost dans lequel cent éléments différents se mêlent… la décomposition en moins. Il y a des bouts de narration, portés par Clémence Prévault. Il y a de la musique, presque intégralement jouée en direct par Sébastien Janjou. Il y a trois caméras et deux écrans géants, un film d’animation qui attend en coulisse, des dizaines d’objets qui ne demandent qu’à être manipulés devant les objectifs. Il y a une kyrielle de témoignages bien choisis – malheureusement d’une qualité sonore variable –, que Clémence a collectés à mesure de ses recherches.

 

La poétique par couches

Sous Terre a un fil rouge, très simplement annoncé par son titre. Il s’agit de braquer le regard vers le bas, de déplacer sa perception pour aller dans l’obscur, le caché, l’enfoui. C’est une descente qui s’élabore doucement, par strates, et qui ne fait pas une narration, mais plutôt plusieurs narrations qui se succèdent ou cheminent les unes à côté des autres. Tantôt le propos est de l’ordre du symbolique ou même de l’intellectuel ; tantôt l’histoire se vit du côté de la sensation. Il y a les squelettes, la décomposition et la mort. Il y a les cavernes et leurs échos, et la voix de Jean-Marie Massou qui pousse la chanson à quelques mètres sous terre. Il y a les gens qui creusent pour ouvrir, et ceux qui creusent pour s’enfermer. Il y a les explorateurices du présent qui visitent les traces du passé. Il y a l’art rupestre et il y a les plasticien⸱nes d’aujourd’hui.

Cela peut sembler décousu et pourtant le patchwork finit par fonctionner à la manière d’un tableau impressionniste : par touches successives, une sensation se crée, quelque chose de difficilement dicible, à mi-chemin entre une familiarité oubliée et le sentiment d’un Mystère qui demande à être dévoilé. C’est à cela que tient sans doute la poésie de Sous Terre : l’absence d’un sens intelligible oblige à ouvrir plus grande la perception, la multiplicité des supports et des techniques stimule une sorte de synesthésie. Les souvenirs se mélangent à ce qui est vu et entendu, chacun⸱e en attrape les bouts qui résonnent le plus fortement avec sa propre sensibilité. Il y a une approche presque naïve du matériau, au sens d’une spontanéité qui ne s’encombre pas d’académisme ou d’une approche savante. D’ailleurs, les enfants qui assistent au spectacle sont clairement fascinés par ce qu’ils ont sous les yeux – même si quelques sons un peu impressionnants peuvent les inquiéter à un ou deux moments.

 

L’objet et la vidéo, des matières parmi les autres

Au service de la proposition, on l’a dit, une multitude de techniques se mêlent. L’objet, cependant, a une place un peu à part, dans le récit comme dans la mise en scène. Qu’il s’agisse de crânes d’oiseaux déterrés ou de vieilles boîtes de conserve, de terre ou de cailloux, une bonne partie des objets mis en œuvre sont clairement exhumés, ont la patine de ce qui a déjà vécu. D’ailleurs, c’est la découverte d’une figurine enterrée au fond d’un jardin qui a provoqué tout le processus créatif qui a abouti à Sous Terre. Les objets sont parfois proches de l’illustration du propos entendu, mais toujours avec un détail au moins qui crée le décalage : la terre est mangées, les orbites des crânes accueillent des chamalows… Les objets ne sont pas toujours manipulés ; parfois ils composent plutôt un paysage dans lequel les deux interprètes font voyager le public, plus proches d’une installation plastique que d’un spectacle de théâtre d’objet.

Il y a un travail considérable, par contre, sur le regard, les échelles, le pouvoir de la vidéo de créer des angles, du mouvement, de révéler le détail. C’est un choix techniquement approprié pour mettre en scène un spectacle fondé sur l’exploration, la révélation de ce qui est caché, l’attention à ce qui est là mais tellement petit ou ordinaire que personne n’y prête attention. C’est aussi un médium qui convient bien à ce spectacle où la réalité documentée se mélange à l’imaginaire sinon à la fioction. La façon dont le gros plan permet de magnifier l’objet, dont le mouvement de caméra crée une dramaturgique presque de cinéma, fait penser à des spectacles comme Invisible Lands du duo Livsmedlet. Cela permet également de composer des images très belles, particulièrement avec la caméra placée sous le tambour qui filme, au travers de sa peau, des ambiances lumineuses et des formes plus ou moins nettes. L’écoute sensible de Sébastien Janjou, qui cale la musique au quart de temps près sur la fabrication des images et les mouvements au plateau, donne une grande tenue et une grande finesse à l’ensemble.

Sous Terre est un spectacle qui a déjà beaucoup tourné, mais qui continue de séduire de nouveaux publics. Assurément, il mérite le détour.