Insomniaques de la cie Avant l'averse © Marina de Munck

Insomniaques de la cie Avant l’averse © Marina de Munck

Après Sans humain à l’intérieur (voir ici), Lou Simon (compagnie Avant l’averse) revient présenter un second spectacle de théâtre de matière documentaire, intitulé cette fois Insomniaques. Comme son nom ne l’indique pas, c’est une sorte d’enquête poétique qui prend pour objet une enquête historique, celle menée par des ami·es rouennais·es à la recherche des traces d’un crime raciste commis à l’entrée des troupes allemandes dans Rouen en 1940. Le spectacle a fait ses premières au CDN Normandie-Rouen du 14 au 17 février 2025.

C’est pour moi si :

  • j’aime le théâtre visuel hautement métaphorique et les scénographies chargées de sens
  • je suis sensible à l’Histoire, et curieux·euse de comment et par qui elle s’écrit
  • je suis d’accord avec la nécessité du travail de mémoire, et je suis partant·e pour découvrir une histoire qui a été invisibilisée

 

Un dialogue au travers du fossé de l’oubli et du temps

Insomniaques. C’est le prétexte de la pièce, le point de départ : l’insomnie, et la pluralité des personnes qu’elle afflige, car elle est ici le symptôme de la conscience d’un fait si terrible qu’elle frappe toustes celleux qui reçoivent l’information. Seule façon de retrouver le sommeil : raconter, transmettre à son tour à la fois l’histoire et l’intranquillité qui est sa doublure. C’est ainsi que commence Insomniaques : par cette explication, peu ou prou, livrée par les deux personnages Arnold et Clémentine (augmenté·es, pour la représentation à laquelle j’ai assisté, de Juliette), qui débutent le spectacle dans la salle, interrogeant les membres du public : « Vous connaissez la mélatonine ? Ça marche sur vous ? Moi je cherche une solution miracle… ». En même temps, un personnage énigmatique fait le tour de la scène, sans dire un mot, comme une présence discrète mais inquiétante.

 

Il y a là, en germes, beaucoup de ce qui fait Insomniaques, annoncé trop discrètement pour que l’on s’en rende compte depuis le public, mais déjà posé, d’entrée. La rencontre entre le réel et le fictionnel, Arnold, Clémentine et Juliette, comédien·nes, jouant Arnold, Clémentine et Juliette, les personnages. Le dialogue entre présent et passé. L’interpellation du public comme partie prenante de ce qui se joue au fond dans la pièce. La question de l’histoire, de la mémoire, de l’Histoire en fait, et de sa fabrication comme de sa transmission. La nécessité mais aussi l’inconfort de chercher la vérité, et, l’ayant trouvée, de savoir et d’être travaillé·e par l’impératif moral de propager ce savoir. En creux, il y a aussi l’un des grands thèmes du spectacle : l’oubli, qui vient avec sa cohorte de morts laissés sans nom et sans célébration. Manque juste le coeur du sujet : le fait que le massacre dont il va être question, dans sa perpétration comme dans le traitement de sa mémoire, est déterminé par des mécanismes racistes.

 

Cela n’est pas tout le spectacle encore, mais le nombre de fils identifiés dans les premières secondes du spectacle, qui seront tirés durant le 70 minutes suivantes, est impressionnant. Et puis, ce début est tout sauf innocent : qui parle, et depuis quel point de vue, détermine le discours et la façon dont il donne forme à la mémoire, comme l’explique très bien l’autrice nigériane Chimamanda Adichie, citée dans la pièce. Cette façon de démarrer au présent, et de parler sinon en son propre nom du moins depuis l’endroit de contemporain·es dont l’un·e est racisé·e clarifie la parole et pose immédiatement une convention : parler du passé depuis maintenant, avec ce que cela comporte d’incertitudes et de tâtonnements, ne pas parler pour mais plutôt parler de, s’intéresser à ce que le passé détermine du présent, la difficulté à dormir étant la métaphore de ce qui a été reçu dans l’inconscient collectif et qui nous hante, que nous le voulions ou non.

 

Une dramaturgie de l’enquête historique, une écriture en strates

Ce qui est passionnant sur le fond dans cet Insomniaques c’est la façon dont il s’intéresse non seulement à une histoire qui constitue une page d’Histoire, mais également au processus même de la recherche historique, que le spectacle traite dramaturgiquement comme une enquête. En réalité, Insomniaques se présente même comme une enquête sur une enquête, car tel a été le processus d’écrire du spectacle : Lou Simon ayant rencontré un travail d’enquête historique qui l’a interpellée, elle a décidé de travailler dessus avec son angle, qui est celui du théâtre documentaire, et, ce faisant, elle a prolongé l’enquête à sa manière accompagnée de Karima El Kharraze.

 

C’est un processus en plusieurs couches, où l’envie de creuser se transmet. Il en résulte une dramaturgie à son tour en plusieurs strates, qui raconte cela, et qui met en scène des personnages qui creusent, aux côtés des protagonistes « réel·les » (témoins…) dont la parole est entendue, parfois. Il s’agit d’un millefeuille en couches successives vers le passé, métaphorisé visuellement par un mouvement vers l’intérieur et vers le bas : il y a le présent de la narration, il y a le temps de Jean-Michel et Flora qui ont mené leur travail d’enquête historique dans un passé récent, et il y a juin 1940, même si, en plus, depuis ces endroits, on entend aussi parler d’autres périodes : la Libération, les premières commémorations du massacre, l’occupation de la Rhénanie dans les années 1920, et ainsi de suite.

 

C’est complexe, car le réel est complexe, et c’est le parti-pris du ce théâtre documentaire d’Insomniaques d’en sonder la profondeur, et de ne pas faire l’économie de ce que le présent est fait de la sédimentation de couches infiniment fines et infiniment nombreuses. Parfois, on peut être un tout petit peu perdu·e dans l’entrelac de personnages, de temps, de paroles directes ou rapportées. Mais, au global, le spectacle reste parfaitement lisible et compréhensible, ce qui, au vu de sa richesse, n’est pas un mince exploit, surtout quand on considère que l’autrice du texte finit par parler d’elle-même par la bouche de ses personnages au moment où l’intrication des paroles devient paroxystique… Il faut savoir lâcher un peu sur la nécessité de tout entendre et de tout comprendre, et cela permet sans doute aussi de recevoir Insomniaques de façon moins cérébrale, et de s’ouvrir à sa poésie visuelle, et à sa charge émotionnelle.

 

Insomniaques de la cie Avant l'averse © Romain Le Gall Brachet

Insomniaques de la cie Avant l’averse © Romain Le Gall Brachet

 

Une scénographie marionnettique, ou la puissance de la métaphore visuelle

Le spectacle est présenté comme du « Théâtre de matière et de marionnette documentaire », mais il ne fait appel qu’à une seule marionnette clairement identifiable, même si elle a un rôle symbolique absolument central, qu’on ne divulgachera pas. En revanche, on peut sans doute dire que la mise en scène d’Insomniaques marionnettiste l’espace du plateau, en tous cas sa scénographie. Cette dernière, qui est signée par la talentueuse Cerise Guyon, se présente sous une forme initialement concentrée, un parallélépipède coupé occupant le centre du plateau, qui se révèle un empilement de couches d’objets et surtout de matières qui sont autant de métaphores de moments du récit.

 

La première couche est ainsi faite de rubans de papier, tels qu’il en sort des broyeuses à documents. Elle est une métaphore de ces derniers, bien sûr, mais aussi de l’oubli et de la destruction des preuves, et donc de l’enquête, et des bibliothèques et des fonds documentaires, en même temps que la plasticité du matériau se prête à le modeler pour en faire une représentation approximative de la ville de Rouen, où se déroulent les événements, pour tomber finalement sur un personnage qui se retrouve enterré sous le poids des révélations. Et ainsi de suite. La traversée des couches de la dramaturgie s’accompagne de la traversée des couches de matière, qui recouvrent le plateau au fur et à mesure que l’on progresse vers le bas, comme à travers de couches géologiques, vers le centre de la Terre, vers l’endroit où sont les racines mais où sont aussi les corps pourris des morts auxquels on s’intéresse… C’est très habilement agencé, et beau, avec des métaphores finement travaillées.

 

Le plateau est tantôt baigné de lumière, tantôt plutôt travaillé en clairs-obscurs, selon que l’on est au présent de la narration ou dans l’exploration du passé. Romain Le Gall Brachet connaît mieux que bien l’éclairage des spectacles de marionnettes, et il sait focaliser la lumière par des découpes très fines pour concentrer toute l’attention où elle a besoin d’être. Il sait laisser de l’ombre là où se trame les mystères, et poser une lumière pudique sur les moments de simple émotion. La création musicale et sonore Mariama Diedhou et Thomas Demay oscille entre efficacité minimaliste des percussions et ambiances synth pop très planantes qui offrent un contrepoint sonore intéressant à une pièce très dense et plutôt chargée émotionnellement.

 

Un jeu juste pour une partition complexe

La qualité d’interprétation des comédien·nes est à l’égal du reste de la proposition : du travail, de la précision, de l’engagement. Mais iels y ajoutent une dimension émotionnelle qui est absolument nécessaire à équilibrer Insomniaques, qui pourrait sinon se faire dévorer par sa dimension documentaire. La fragilité touchante des descendant·es des Tirailleurs fusillés par les troupes allemandes, la dignité et la rage des morts que l’on a anonymisés puis oubliés – « L’absence de nom sur ma tombe est un trou qui continue de saigner, » prononce l’un d’eux –, l’enthousiasme et l’improbable amitié du duo de chercheurs Jean-Michel et Flora, tout cela a besoin d’exister et de pouvoir être éprouvé par le public pour que l’humanité de l’écriture soit sentie.

 

Arnold Mensah, Clémentine Pasgrimaud et Mariama Diedhiou n’ont pas la même fonction dans la pièce. Les deux premiers incarnent toute la galerie des chercheur·euses et des descendant·es, à l’aide de glissements subtils d’interprétation vocale et corporelle, et de quelques pièces de costume qui changent d’un personnage à un autre. On aimerait parfois un peu plus de contraste, pour bien se repérer dans la kyrielle de rôles successivement incarnés. Mais on peut saluer la justesse des deux interprètes, qui évitent le surjeu même si la fatigue les faisait forcer à un ou deux moments le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté. Reste à parler de Mariama Diedhiou, qui endosse le rôle le plus difficile, celui du Tirailleur fusillé, et qui, du début de la pièce où elle est présence muette rôdant à la périphérie du plateau, jusqu’à la fin où elle livre un monologue vibrant face public, réalise un sans-faute là où le piège d’une interprétation caricaturale était difficile à éviter.

 

Juliette Dubreuil venait compléter la distribution le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté. Comédienne LSF, elle était conviée sur scène ce soir-là spécifiquement, mais le travail préalable d’intégration, pour bref qu’il ait été, a été plutôt très bien mené. Nullement reléguée à la périphérie, elle était au contraire associée au plus près de l’action, jusqu’à avoir un rôle la plaçant dans l’espace de la fiction : Arnold et Clémentine sont frères et soeurs dans la pièce, et lorsque Juliette est sur scène elle est explicitement désignée comme leur adelphe. La comédienne réalise une petite prouesse d’endurance, en même temps que son expressivité et son intensité de présence en font un moteur du spectacle, auquel elle apporte une couche visuelle supplémentaire qui est parfois tellement claire et puissante que les personnes non signantes peuvent en profiter, quand la langue interprétée se fait proche du VV.

 

Insomniaques de la cie Avant l'averse © Romain Le Gall Brachet

Insomniaques de la cie Avant l’averse © Romain Le Gall Brachet

 

Un théâtre documentaire mais poétique, au service des absents

Au final, le tour de force d’Insomniaques est de se construire autour d’absences : absence de mémoire du massacre rouennais qui est un symptôme de l’absence de prise en compte du passé colonial de la France, absence d’identité de certains des morts qui est une insulte à leur dignité en même temps qu’une tragédie intime pour les familles, absence de traces et de témoins qui génère une absence de certitude sur le déroulé des événements, ce dernier vide ouvrant un espace pour la fiction qui peut tenter de le combler. C’est ainsi qu’Arnold et Clémentine se retrouvent à manipuler à deux une marionnette bunraku, pour tenter d’imaginer ensemble une partie du déroulé des événements tragiques de ce 9 juin 1940. Tous les objets, toutes les matières participent à rendre palpable et visible ce qui est, sinon, invisible, car de l’ordre du manquant.

 

Le théâtre documentaire de Lou Simon reste, avant tout, du théâtre : c’est un moment de rituel avec sa magie, en même temps qu’un lieu où une communauté se rassemble et peut traverser une expérience qui change son rapport au monde et la confronte à l’altérité. L’une des scènes d’Insomniaques le dit clairement : Arnold, Clémentine et Juliette organisent une cérémonie dans un temps fusionné, à la fois au soir d’une commémoration officielle fictive et au présent de la représentation, pour rendre hommage à ces hommes racisés qui furent fusillés avant tout parce que les soldats allemands avaient été conditionnés à les détester tout particulièrement.

 

La pièce toute entière est une enquête et une incitation à s’instruire, mais elle est aussi une cérémonie avec ses moments d’une beauté saisissante. Ainsi de la cérémonie des noms des victimes, où les anonymes sont terriblement présents par la répétition stéréotypée de la description physique qui les désigne dans les registres administratifs : « Homme noir, environ 30 ans, un mètre soixante-dix… », répété ad nauseam. Et du moment glaçant où, pour la première fois, le mort parle par la bouche de Mariama Diedhiou, lorsque se rejoue la scène du massacre, un chapelet de mots isolés claquant dans l’air comme s’ils étaient impossibles à retenir : « Mur, mur, terre, trou, balle, balle, balle, chemise, sang, sang…… ». Et du monologue par lequel, finalement, le mort se libère du silence imposé par la tombe et restaure lui-même la dignité que l’Etat a failli à lui rendre.

 

Ces moments de fiction sont aussi organiquement essentiels à Insomniaques que les informations minutieusement rapportées, l’Histoire patiemment reconstituée. Leur charge est nécessaire, car c’est elle, avec la langue puissante et poétique du texte, qui font que le spectacle s’élève bien au-dessus, et va bien au-delà, d’une entreprise à pure visée informative ou didactique. Par une myriade de petits détails – l’interpellation directe du public, mais aussi l’utilisation du wolof, la façon dont Arnold Mensah et Clémentine Pasgrimaud se font spectateurices du monologue du mort… – Insomniaques interpelle le public, et lui pose la question de son propre travail et de sa propre acceptation par rapport à ce récit. « Vivants, cette cérémonie est pour vous ! » s’exclame l’un des personnages. Ce serait une façon aussi belle que lapidaire de résumer ce spectacle puissant.