
La Renverse de la compagnie Les Ombres Portées © Tomás Amorim
Avec La Renverse, la compagnie Les Ombres Portées revient régaler les yeux des petits et des grands avec un spectacle de marionnettes d’ombre accompagné de musique jouée en direct. Sur un conte naïf et fantastique, les notes et les images créent un moment plein de délicatesse. Une jolie proposition du festival de Charleville 2025.
C’est pour moi si :
- j’apprécie les récits d’aventure simples qui ouvrent des portes sur un imaginaire exotique
- j’aime le théâtre d’ombre travaillé au millimètre, avec des images d’une précision exquise
- je recherche un accompagnement musical de qualité… qui est finalement plus qu’un simple accompagnement
L’imaginaire, en embuscade derrière l’ordinaire
L’étale, ou renverse, est le moment imperceptible qui constitue le point de bascule entre la marée montante et la marée descendante. Le moment suspendu où tout s’inverse, un seuil symbolique aux échos mystiques, un point d’inflexion infime propice à tous les fantasmes et à toutes les rêveries, comme l’est la bascule entre la nuit et le jour, entre chien et loup. C’est sous cet auspice prometteur que se place le nouveau spectacle de la compagnie Les Ombres Portées, à laquelle on doit déjà le très beau Natchav (article ici).
Sur le fond, une histoire simple et naïve, celle d’un gardien de phare qui, découvrant le journal d’une navigatrice perdue, quitte son poste pour aller explorer des récifs. S’ensuit un récit fantastique à la Jules Verne, prétexte à l’introduction d’un monde perdu, sorte de micro-Atlantide utopique, de monstres marins, de biotopes extraordinaires. Autant d’éléments qui sont des terrains de jeu rêvés pour que se déploient les images d’ombre de la compagnie.
Une exquise technicité au service de la poésie
Là où excelle la compagnie portée par Erol Gülgönen, Séline Gülgönen, Florence Kormann et Claire Van Zande, c’est dans la production d’un théâtre d’images d’un raffinement exquis. La Renverse n’échappe pas à cette règle : le travail est de ce point de vue impressionnant. Le découpage des silhouettes n’est pas nécessairement le plus fin qui soit, et on connaît quelques créateurices qui poussent plus loin le travail de la dentelle, mais les contours sont précis et élégants, la ligne claire, dans une cohérence esthétique certaine. La compagnie va plus loin que le mode binaire noir/blanc : son travail sur les nuances de gris est très fin, et l’ajout de quelques touches de bleu aux bons endroits crée des nuances très belles.
La mise en scène de ces ombres, et leur manipulation, impressionnent tout autant. Il y a des effets de 3D et de perspective qui, pour être utilisés avec parcimonie, n’en sont pas moins bluffants. Les manipulateurices jouent habilement des superpositions de plans, qui sont pratiquement la règle dans la construction des scènes et donnent une vertigineuse impression de profondeur à ce théâtre qui est difficile à faire sortir de ses deux dimensions. Les mouvements sont fluides et impeccablement tenus, ce qui n’est pas un mince exploit quand on considère que la projection des images démultiplie tout à l’écran. Les contrôles sont quasiment invisibles, et le travail d’animation-articulation des figures est très bien fait. Seul regret au niveau visuel, des paliers d’intensité lumineuse des éclairages – sans doute des LED ? – qui ne permettent pas des fondus tout en douceur.
Une mise en musique généreuse
Les images ont une place éminente, on l’a compris – et d’ailleurs si les manipulateurices passent le spectacle dissimulé·es dans leur remorque-castelet le premier tableau est construit depuis l’avant-scène, l’image d’un bateau en mer dont on voit comment elle est travaillée – les musicien·nes sont en réalité à l’honneur puisqu’iels ouvrent la représentation. La distribution est à cet égard parlante : trois interprètes pour les images, Erol Gülgönen, Florence Kormann et Christophe Pagnon, trois interprètes pour la musique, Séline Gülgönen, Jean Lucas et Fabien Guyot : ces deux dimensions du spectacle jouent à égalité. Là où Natchav était chiche en texte, ce qui donnait une importance considérable à la musique, La Renverse est au contraire abondamment commenté par une voix off qui déroule le récit, mais le rôle moteur de la musique dans le rythme et le mouvement du spectacle n’en reste pas moins central.
Les trois musicien·nes jonglent entre les instruments, avec une dominante d’instruments à vent (clarinettes et autres trombones) soutenus par des percussions savamment dosées. L’accompagnement arrive à composer des ambiances sonores contrastées (épiques, mystérieuses, etc.) tout en gardant une grande cohérence. C’est un plaisir d’avoir à l’oreille ces airs qui colorent le véritable film d’animation produit en direct à l’écran. Le fait qu’il ne s’agisse pas d’une bande enregistrée donne une sensibilité accrue, une justesse supplémentaire à la musique – il est d’autant plus dommage que la voix, elle, soit enregistrée.
Dramaturgie de la rue et de l’imaginaire
S’il existe une version salle du spectacle, la représentation à laquelle j’ai assisté se faisait en rue, au moyen d’une remorque convertie en castelet d’ombre / scène de concert. Un peu comme un cinéma en plein air, le dispositif convie le public, dans un rapport très frontal, à s’installer devant un écran pour profiter collectivement du spectacle. On l’imagine très bien se poser sur une place de village, et réunir les habitant·es de toutes les générations autour d’une expérience commune et consensuelle. Dans ce sens, c’est effectivement une excellente chose de pouvoir amener cette proposition dans l’espace public… et de proposer à la fin du spectacle de venir découvrir le dispositif technique.
On a dit combien le fait de placer le récit dans un imaginaire fantastique permettait à la créativité plastique de se déployer à plein. Dommage que cette écriture visuelle très aboutie, doublée d’une écriture musicale qui ne l’est pas moins, voisine avec une fable un peu légère. La langue est précise mais très classique, le récit d’aventure très linéaire progresse au gré de coups de théâtre rocambolesques et de péripéties qui n’en sont pas vraiment, puisque tout se résout de soi-même presque immédiatement et sans drame. L’absence d’opposition prive La Renverse d’un accès à une dimension épique, et le choix d’une narration de type « carnet de voyage » met beaucoup de distance avec les personnages. Sur le fond, on sent qu’un terreau fertile existe qui aurait pu être exploré, notamment dans un imaginaire utopique, mais le spectacle ne fait que l’effleurer. A ce niveau, on peut éventuellement ressentir une petite frustration.
Il n’en reste pas moins que La Renverse est un spectacle de toute beauté, qu’on peut sans hésitation recommander à tous les âges.