
Bozzoli de la cie Créature Ingrate ©Lorenzo Benelli
Nouvellement installée en France, la compagnie d’origine italienne Créature Ingrate a posé ses valises à Toulouse, et se retrouve programmée dans le festival Marionnettissimo. Son spectacle Bozzoli, joué ici pour la première fois en français, s’avère enthousiasmant. A l’aide de théâtre d’objet, et d’un travail soigneux sur la mise en espace et la vidéo, les deux interprètes Silvia Torri et Rita Giacobazzi déplient l’histoire d’une cam girl italienne, qui n’est qu’un prétexte pour parler du corps sexualisé de la femme dans une société patriarcale. Malin, drôle et inventif.
C’est pour moi si :
- j’aime le théâtre d’objet qui se décolle de la table
- je suis sensible aux questions féministes, ou à la condition des travailleur·euses du sexe
- j’aime les récits intimes qui révèlent une problématique sociétale
Un regard drôle et grinçant sur l’intimité d’une cam girl
Rita, c’est à la fois le nom du personnage principal et celui de l’une des deux comédiennes-marionnettistes. Pourtant, Rita est incarnée à la fois par Rita Giacobazzi, et par Silvia Torri : contrairement au reste des personnages, elle n’est pas portée par un objet. C’est un être de chair, qui reste incarné par un corps. Cette chair, justement, qui est ici le cœur du propos, puisque Rita, privée de revenus et confinée pendant la pandémie, devient cam girl, c’est-à-dire propose des shows érotiques sur internet depuis son salon. Au fur et à mesure que la pièce avance, on comprend que le sujet du spectacle est plus précisément le regard porté sur cette activité et sur la chair dénudée : à la fois celui que Rita porte sur elle-même, et celui de la société, singulièrement sa partie masculine.
Le traitement de ce thème est enthousiasmant. Le spectacle, qui tire d’abord du côté de l’humour grotesque et débridé, devient graduellement plus malaisant, avec un humour grinçant qui laisse deviner toute la violence sous-jacente à ce que traverse l’héroïne. Débordée par un client forceur – belle trouvaille que ce personnage de Matthieu, l’amoureux transi qui se révèle finalement possessif et brutalement dominateur – qui franchit les limites qu’elle a fixées, Rita se retrouve acculée, abandonnée par des autorités impuissantes ou peu désireuses d’aider une travailleuse du sexe, renvoyée au regard dépréciatif porté par la société sur son métier.
Narration habile et images percutantes
La narration est habilement éclatée, avec un début en forme de faux flash forward, et la forme globale d’un récit à la première personne. Les fausses pistes abondent au fur et à mesure que Rita choisit comment mettre en scène son histoire. Le jeu à quatre mains, qui permet des bascules rapides d’un espace du récit à un autre, fonctionne très bien, malgré quelques transitions un peu raides. Parce que c’est l’objet même du propos, la vidéo est employée, non pas de manière illustrative mais avec parcimonie et à-propos, pour créer des effets d’échelle, faire des plans serrés sur le(s) visage(s) de Rita comme pour montrer le point auquel la caméra lui dérobe son intimité, réaliser des séquences filmées en direct montrant l’extérieur en théâtre d’objet. La seule séquence qui n’est pas filmée au plateau montre les rues vides d’une ville pendant la pandémie – au premier degré, illustration du contexte du récit, mais également métaphore de la solitude de Rita.
L’image est très bien utilisée, avec quelques trouvailles fortes et immédiatement parlantes – des clients remplacés par une meute de chiens, un cadre photo soudainement vide, un gode transformé en barre de pole dance… Ce mélange de théâtre de comédienne à deux interprètes, pour la protagoniste, et de théâtre d’objet pour le reste de son monde, est très efficace, et offre un grand dynamisme dans le montage des scènes.
Les allers-retours entre récit du passé et scènes allégoriques, entre jeu à la table et vidéo, créent une sorte de tournis qui sert finalement le propos – il y a un vertige chez Rita dans ce glissement progressif vers la catastrophe – même s’il s’agit d’une technique de narration qui comporte le risque d’égarer les spectateur·rices. Le jeu des deux interprètes est sincère, et il rend le personnage touchant. Le texte n’est pas encore complètement maîtrisé, mais il est bien écrit, et la langue n’est pas du tout une barrière à recevoir la proposition.
Une intelligence au service du propos
En somme, c’est un spectacle intelligent dans sa construction et dans son écriture, qui ne manque pas de courage sur son propos. C’est une entreprise délicate que de montrer le point de vue intime d’un·e travailleur·euse du sexe dans un spectacle, de retourner le stigmate, de montrer que la monstruosité est du côté du système d’oppression, à la fois économique et patriarcal. Que les consommateurs sont loin d’être innocents.
Courage supplémentaire de la pièce, l’utilisation de la chair même des comédiennes pour illustrer le propos. Sans aucun voyeurisme, mais au contraire en renvoyant le public à sa propre position de regardeur·euse, les interprètes se dénudent comme pour remettre du réel au sein de la fiction. C’est aussi un rapprochement entre le personnage et la comédienne, qui mettent pareillement leur corps en jeu, engagent leur image et prennent le risque de la nudité sous le regard d’autrui. C’est une façon habile de secouer le public, une utilisation intelligente et assumée de la nudité comme outil au service d’un propos féministe.
La chute est bien trouvée, dans une forme d’adresse directe qui invite à une solution simple à énoncer mais ô combien difficile à mettre en place, puisqu’il ne s’agit rien de moins qu’à changer notre regard, justement…
Un spectacle pas exempt de défauts de jeunesse, et qui perdait sans doute un peu à être représenté dans un espace étriqué dans ces conditions de festivals (avec notamment des passages au sol qui ne profitaient qu’au premier rang des spectateur·rices), mais qui mérite très clairement le détour.
GENERIQUE
Jeu : Silvia Torri, Rita Giacobazzi / Texte et mise en scène : Silvia Torri, Rita Giacobazzi, Valentina Sanseverino / Dramaturgie : Valentina Sanseverino / Traduction : Jennifer Touret / Vidéo-mapping : Rita Giacobazzi / Création lumière : Elena Vastano / Régie lumière : Damien Jordi / Régie son – vidéo : Valentina Sanseverino / Scénotechnique : Federica Buffoli.
Production : Créature Ingrate / Soutiens : ODRADEK – Compagnie Pupella-Noguès. Ce spectacle a été soutenu par la Cie Qui e Ora Residenza Teatrale et par le prix à la production « Premio Risonanze Network 2021 » du réseau Risonanze. Photo © Lorenzo Benelli