« Mytho ! ép. #4 -De Thésée, le garçon qui était le fils de rien? » de la cie Tekha Hepta © Tekha Hepta

 

Avec la série théâtrale Mytho !, la compagnie Tekha Hepta propose de revisiter la mythologie grecque en 4 épisodes (bientôt 5, pour un objectif fixé à 8 !). L’épisode #4 – De Thésée, le garçon qui était le fils de rien? – était donné à la MCL Ma Bohème dans le cadre du Off du festival de Charleville, et il a conquis les spectateurices avec sa générosité, sa sensibilité, et sa qualité théâtrale manifeste. Grâce à une mise en abîme habile, Tekha Hepta prouve que Thésée, Hadès, Ariane, Perséphone et tutti quanti ont encore bien des choses à nous apprendre sur notre rapport au monde.

C’est pour moi si :

  • je suis un.e grand.e amateurice de mythologie grecque, mais également si je ne la connais pas et que je suis curieux·euse de la découvrir
  • je recherche un théâtre exigeant dans sa construction, qui ne me prend pas pour une bille et me propose un dispositif qui me fasse réfléchir
  • j’apprécie un jeu d’interprète impeccablement tenu, alors même que des récits s’ouvrent à l’intérieur du récit

 

Un feuilleton avec Poséidon

Drôle de série que Mytho !. Une série qui permet de désolidariser son séant de son canapé puisqu’elle se regarde partout où le théâtre peut se faire, en compagnie de dizaines voire de centaines d’autres personnes : cours intérieures, préaux, salles polyvalentes, mais aussi théâtres parfois. Les quatre épisodes de Mytho ! sont en effet conçus pour pouvoir jouer dans n’importe quel lieu, afin de permettre la rencontre avec tous les publics. La scénographie se réduit à un cube auto-porté, structure dans laquelle se déroule le spectacle, et une table pour la manipulation dans cet épisode 4 : c’est léger, cela voyage partout.

L’idée de proposer une série participe également de cette rencontre facilitée avec le public : emprunter les codes des objets culturels dominants que sont les séries streamées pour permettre de (re)nouer plus facilement avec le théâtre, comme une façon d’indiquer que la porte est déjà ouverte, que la boucle est bouclée ou du moins bouclable, que la·le spectateurice de séries est déjà un·e spectateurice de théâtre en puissance. D’autres ont déjà joué sur cette parenté dans le monde de la marionnette – on pense au printemps du machiniste avec Les Présomptions (article ici), ou à la cie Portés Disparus avec la Petite Galerie du déclin (nos articles ici et ici)– mais personne à notre connaissance n’avait poussé l’ambition aussi loin en termes d’ampleur.

 

Mise en scène de la mise en scène, une boîte dans une boîte

A l’origine se trouve un adolescent en décrochage scolaire, un jeune type qui n’arrive pas à trouver sa place et qui bouillonne à l’intérieur, une silhouette longiligne sous un sweat-capuche, un être pas à l’aise avec lui-même, aux gestes maladroits : Rodolphe. Grâce à son éducateur, il se lance dans cette entreprise un peu folle : mettre en scène la mythologie grecque, avec les moyens du bord. Comme pour en éprouver l’actualité et l’universalité, comme une épreuve visant à révéler sa pertinence pour un ado de la génération Z. Rodolphe met le doigt dans l’engrenage, se fait embarquer, ne s’arrête plus : dans cet épisode 4, De Thésée, le garçon qui était le fils de rien?, l’éducateur a disparu, mais Rodolphe continue malgré tout – pour lui-même, pour l’éducateur avec lequel un lien fort s’est tissé, pour les spectateurices venu·es voir l’épisode suivant ? sans doute un peu des trois.

Ce prétexte permet une grande liberté formelle en même temps qu’un jeu de théâtre dans le théâtre qui, sans créer la violente coupure de la distanciation brechtienne, introduit beaucoup d’intelligence dans le procédé même. La mise en scène de Thierry Jozé est habile. Ce spectacle est conçu pour établir d’emblée un rapport entre le personnage de Rodolphe et le public : pas de quatrième mur, surtout dans cet épisode 4 où l’ado va à la rencontre des spectateurices dans le foyer du théâtre, joue l’attente, justifie sa démarche auprès du public et lui résume même les épisodes précédents avant de commencer. A intervalles réguliers, le personnage interrompt son propre récit pour le commenter, comme s’il en était lui-même le spectateur, au même titre que nous, et surpris par la force de ce qu’il est en train de jouer. C’est en partie ce rapport simple et direct, un peu gauche, qui rend le personnage comme la série attachants. C’est aussi une invitation, pour chaque membre du public, à s’interroger sur son propre rapport à l’acte de création : pour faire spectacle, pour être la bouche d’une histoire, ne suffit-il pas de le vouloir ?

 

Un théâtre bricolé est-il un théâtre d’objet ?

Rodolphe se débrouille avec les moyens du bord : ainsi se trouve justifié, dans l’espace de la méta-fiction, un théâtre bricolé avec des objets-supports, qui devient graduellement un théâtre d’objet tout en restant un théâtre pauvre, qui semble fait de bric et de broc. Encore une fois, c’est un théâtre qui montre la voie, en actant que le pouvoir de créer et de représenter n’est pas réservé à des productions à gros budget, mais peut commencer dans une brocante ou un grenier. En réalité, il y a derrière ce prétexte une cohérence travaillée pour chaque spectacle : à la fois dans la famille d’objets mis en œuvre, et dans les techniques convoquées, car De Thésée, le garçon qui était le fils de rien? se fait au final avec quelques effets de machinerie simples… mais aussi avec une table de manipulation à double plateau qui révèle un décor méticuleusement construit !

Sans doute n’est-on pas précisément dans le théâtre d’objet au sens canonique, puisque les objets sont ici en partie façonnés pour les besoins du spectacle. On pourrait peut-être parler à leur endroit de marionnettes brutes, au sens de l’art brut, des figures à mi-chemin entre l’objet nu et l’effigie façonnée, des marionnettes au stade larvaire – toujours dans cette dynamique qui sous-tend toute la représentation, donner l’illusion qu’un adolescent aurait pu la monter entièrement par ses propres moyens. En tous cas, la manipulation est plutôt celle du théâtre d’objet : positionner le personnage sur la table, le lâcher, le raconter, parler pour lui, éventuellement le déplacer, mais certainement pas l’animer en continu comme on le fait par exemple d’une marionnette à gaine. En ce sens, l’appellation “théâtre d’objet marionnettique” paraît assez juste.

 

Puissance du jeu, puissance du mythe

Ce qui importe, avant tout, dans un tel théâtre, c’est le jeu, au sens de l’interprétation. Pour que la méta-fiction – l’histoire de Rodolphe – fonctionne, il faut que le personnage ait une épaisseur, soit vivant, incarné, indiscutable. Pour que la fiction – le mythe de Thésée, depuis sa conception jusqu’à l’enlèvement raté de Perséphone – fonctionne, il faut une narration précise, et des personnages forts. Anne-Laure, qui porte (quasiment) seule le quatrième épisode, campe un Rodolphe étrange et fragile à la fois, un jeune homme un peu irréel avec son visage couvert de blanc de clown en même temps que complètement incarné avec sa manière propre de se mouvoir, de parler, d’être au monde. Avec le regard d’un adulte, on reconnaît tout à fait l’adolescent – reste à savoir les les adolecent·es elleux-même s’y reconnaissent ! En tous cas, le jeu d’Anne-Laure, concentré, touchant malgré une forme de maniérisme qui vient d’avoir travaillé le personnage comme un masque, donne une grande force au spectacle et participe considérablement à l’immersion dans les différents niveaux de récit. En tant que membre du public, on finit par accepter la vérité du personnage de Rodolphe : puisqu’il est capable de raconter, avec sa voix et ses gestes, avec son vécu et ses apartés, le mythe de Thésée, alors il est un conteur, et un conteur ne peut qu’être vrai.

La mythologie grecque a ceci de fascinant qu’elle continue à pouvoir nous faire réfléchir sur notre humanité, et à nous parler de nous, plusieurs millénaires après avoir été écrite. Comme le théâtre antique, elle constitue également un socle qui fait partie du fond culturel dans lequel toustes les européen·nes sont élevé·es. Tekha Hepta n’est pas la seule compagnie à s’en rendre compte, loin s’en faut – L’Oiseau de Prométhée des Anges au Plafond était programmé pendant le festival 2025. Peut-être certaines choses ont-elles mal vieilli – Rodolphe ne se prive pas de souligner que le consentement des personnages féminins est rarement recherché – mais l’humain s’interroge toujours sur la famille, l’amour, les passions, le sens de l’existence, voire le destin et la foi, et les mythes grecs ne traitent pas d’autre chose. L’intérêt de Mytho ! c’est de mettre cela à hauteur d’adolescent, et de montrer en quoi la plongée dans ces récits a sans doute le pouvoir secouer même les plus jeunes d’entre nous, même dans un siècle qui voit l’avènement de l’IA et le bouleversement des conditions de vie sur Terre du fait de l’anthropocène.

Le public de la MCL Ma Bohème ne s’y est pas trompé : la salle était comble et les applaudissements nourris. De Thésée, le garçon qui était le fils de rien?, et la série Mytho ! plus largement, constitue un bel exemple de théâtre généreux, intelligemment mené, à la fois sensible et traversé par le souffle de grandes histoires et par la puissance qui naît de les raconter.