« Maintenant, il faut dormir » du collectif les Surpeuplées (c) Manon Bugaut

 

Maintenant, il faut dormir – Duo de kings câlins est un spectacle du collectif Les Surpeuplées qui tient surtout du clown merveilleux et de la comptine burlesque, mais qui s’adosse à une armée de doudous et convoque quelques unes des techniques les plus pointues de la marionnette et des arts associés, du pop-up à la marionnette-chaussette. C’est tendre et subtilement politique, drôle et discrètement subversif. Une belle réussite, découverte lors du festival Chalon Dans La Rue.

C’est pour moi si :

  • je suis un·e futur·e adulte ou un·e ancien·ne enfant et j’aime que l’on me berce
  • je me couche le soir dans un lit et j’essaie de dormir, mais ce n’est pas toujours efficace ou suffisant
  • j’apprécie la légèreté, le clown, le spectacle-qui-y-touche-sans-en-avoir-l’air

Spectacle inventif et centrale de doudous tout-terrain

Maintenant, il faut dormir – Duo de kings câlins, c’est un spectacle à chansons, même un spectacle à goguettes. C’est, carrément, un spectacle qui a son jingle : « Steven et Poussin, kings câ-lins ! » (évidemment, ça rend mieux quand on a l’air sur lequel cela se chantonne). C’est aussi un spectacle pour les enfants qui parle aux adultes, ou un spectacle pour les adultes qui plaît aux enfants, bref, une proposition qui s’adresse à tous les publics, chacun à son endroit. C’est avant tout du clown, des comptines et des histoires à dormir debout, et secondairement de la marionnette ou de l’objet, c’est donc tout à fait passe-partout, et d’ailleurs cela joue aussi bien dans un festival que dans une librairie, dans un tiers-lieu que dans le salon de ta grand-mère. Ce qui, on l’avouera, est assez classe.

Le prétexte de Maintenant, il faut dormir – Duo de kings câlins, comme son nom le suggère, c’est le rituel de l’endormissement, qui est traité délibérément du point de vue de l’enfance, avec ses comptines et ses doudous, ses chansonnettes et ses rituels sécurisants. Steven et Poussin, les deux personnages incarnés par Joë Grépinet et Julie Postel (qui signent également la mise en scène), se présentent d’abord en costard : cela peut sembler décalé par rapport à la proposition, mais c’est qu’iels ne rigolent pas avec cette mission très importante qui est d’aider les gens à trouver le sommeil. Leur cible : les spectateurices, toustes autant qu’iels y sont… et peut-être même les parents davantage que les enfants ! Car tout le monde a besoin de sommeil, et tout le monde a besoin de rituels sécurisants…

 

Sous les peluches, la politique

C’est dans un jeu malin sur le double niveau de compréhension, qui crée une double complicité et, en réalité, une double convention théâtrale, que Steven et Poussin arrivent à captiver l’attention des plus âgés. En quelques allusions aux statistiques de santé publique et à la course à la productivité dans le monde du travail, qui passent rapidement au-dessus des têtes des plus jeunes mais sont parfaitement entendues par celleux qui ont l’âge de passer des nuits blanches, iels implantent leur idée dans les esprits des personnes présentes : le sommeil est politique, et faire un spectacle sur l’endormissement, le calme retrouvé, le sentiment de sécurité, la capacité à prendre du temps pour la sieste, c’est un geste artistique qui n’est pas neutre.

Tout aussi bien, ce Maintenant, il faut dormir – Duo de kings câlins glisse aussi des signaux subversifs à un autre niveau. En effet, le collectif Les Surpeuplées a une approche queer de la création artistique, ce qui se retrouve ici à plusieurs niveaux. D’une part, de la façon la plus évidente, Steven et Poussin sont des kings, c’est-à-dire des personnes utilisant temporairement des signes d’appartenance au genre masculin plutôt archétypaux, tels que le port d’un costume ou de la moustache. À mesure que les vêtements de ville sont remplacés par des pyjamas en moumoute rose, ces repères visuels deviennent moins évidents, ce qui entretient l’idée d’une certaine fluidité. D’autre part, sur le fond, les histoires racontées ont un petit quelque chose qui bouleverse l’ordre communément admis des choses : dans les chansons, les chatons font des haltères, maman rêve peut-être d’être papa, et ce sont les bébés qui bercent leurs parents. On entend peut-être un peu plus parler des mères que des pères – mais sans doute n’est-ce qu’un reflet justifié de l’inégale répartition des tâches liées aux enfants dans les couples hétérosexuels.

 

Des bébés ours·es et du clown

Steven et Poussin, le duo de kings câlins, c’est beaucoup un duo de clown, avec une répartition rouge-blanc discrète mais présente – c’est Steven qui est le plus susceptible d’avoir un grain de folie, c’est Steven également qui va au milieu du public, en impro totale, distribuer les doudous aux petits et aux moins petits. « Y’a que les enfants qui réclament, mais je vois bien que la fatigue est ailleurs, » observe malicieusement Steven à cette occasion. Les deux interprètes tiennent leur personnage avec une forme de délicatesse, toujours au bord d’un sourire distancié des bêtises qu’iels sont en train de commettre, mais toujours pleinement investi·es dans ce qu’iels font. Iels ne manquent pas de charme, et iels ne manquent pas non plus de belles capacités vocales, puisqu’iels poussent la chansonnette à intervalles réguliers, dans le but avoué d’aboutir à l’endormissement complet du public : se succèdent reprises à capella de classiques comme Because the night de Patti Smith et de comptines comme Papa mon baiser d’Henri Dès, en passant par des incursions sur le terrain de la chanson française avec par exemple La nuit je mens d’Alain Bashung.

Et la marionnette, alors ? Les doudous abondent, mais ils ne sont pas marionnettisés. En revanche, le duo s’autorise l’utilisation d’une marionnette-chaussette, comme un clin d’oeil à l’artistiquement correct de la marionnette contemporaine : oui, on peut faire un spectacle qui en inclut une, et cela peut être à propos dramaturgiquement – ce qui compte, ce n’est pas l’instrument, mais la façon dont on s’en sert. Surtout, il y a un livre en pop-up à la fin du spectacle avec quelques tableaux tout à fait réussis, qui se finit sur un bouquet de coeurs superbement animé. Les apparitions marionnettiques sont donc distillées tout au long du spectacle, avec une certaine discrétion, mais cela sied bien à la proposition. Il n’en aurait pas fallu davantage.

 

Maintenant, il faut dormir – Duo de kings câlins est une belle parenthèse à s’offrir à tous les âges, un moment de douceur et d’humour qui est (presque) à l’abri de l’âpreté du monde extérieur, comme l’indique la compagnie elle-même…