
Min el Djazair de la cie Hékau (c) Julie Boillot-Savarin
Min el Djazaïr (depuis l’Algérie) est la dernière création de théâtre d’ombre de la compagnie Hékau. L’histoire simple, touchante, pudique d’une famille de juifs algériens à la fin des années 1950, pendant la guerre d’indépendance, mise en images avec une grande délicatesse à l’aide d’un dispositif d’une exquise complexité.
C’est pour moi si :
- je suis sensible à la poésie des images projetées du théâtre d’ombre
- j’aime les récits familiaux pudiques mais poignants
- j’aime apercevoir l’Histoire au travers du prisme d’un drame familial
Une histoire familiale dramatique racontée avec délicatesse
C’est un spectacle d’une grande finesse que ce Min el Djazaïr (depuis l’Algérie), mis en scène par Nicole Ayouch (sur un texte de Sarah Melloul), dont le déjà très beau Tarakeeb se distinguait par la maîtrise à la fois de l’ombre et de la couleur. Finesse dans les images mais également dans une écriture précise, sobre, dont le cheminement tranquille ne manque pas d’élégance.
Quant au récit, dans ce spectacle très chronologique et linéaire, il s’agit de celui d’une famille israëlite dont le père tient un magasin de tissu à Alger, dans les années qui précèdent l’indépendance de l’Algérie. Ses deux filles connaissent des detins contraires : alors que l’une se politise et milite pour l’indépendance, l’autre se marie et fonde une famille. La première sera arrêtée et exilée, la seconde connaîtra la violence et finira tout de même sur un bateau en partance pour la France. Il n’y a pas de happy end à cette histoire, et elle est éminemment triste ; pourtant, il s’y mêle une nostalgie, une odeur de Méditerranée, une douceur dans la façon d’aborder le propos qui sont presque apaisantes.
Un théâtre d’ombre surprenant de complexité
Pour illustrer ce récit, Nicole Ayach utilise toutes les possibilités des deux grands écrans qui sont tendus au milieu de la scène, formant entre eux un léger angle obtus. Toutes les techniques y passent : les silhouettes et objets sont tantôt opaques et tantôt semi-transparents, tantôt en noir et blanc et tantôt colorées, tantôt fixes et tantôt articulées… Les sources sont extrêmement variées, de la petite lumière tenue à la main au rétroprojecteur, les images sont tantôt projetées frontalement et tantôt projetées de l’arrière de l’écran, elles se superposent ou s’annulent, se correspondent ou au contraire représentent des plans et des échelles distincts… Même les écrans se multiplient. Quelques films d’archive, plutôt flous, viennent comme attester du réel, avec cependant une distance qui n’interrompt pas la continuité des images mentales qui se sont formées.
Tout est très net, et l‘apparente simplicité des silhouettes des personnages humains contraste avec un travail exquisément précis sur les textures de tissus qui sont employées aussi bien littéralement – gros plan sur le tissu manipulé dans le magasin – que métaphoriquement – la mer représentée par un tissu qui va et vient comme une vague, etc. La manipulation est nette, fluide, et a un tempo très serein. Nicole Ayouch et Pascale Goubert qui opèrent la manipulation se distinguent dans la pénombre, et le ballet précis de leurs gestes sûrs est fascinant à regarder, l’intention derrière chaque mouvement donne une chorégraphie pleine d’assurance.
Mise en voix et en sons minutieuse
Une bonne partie du texte est donnée par des voix enregistrées, notamment celle du présentateur d’une radio locale qui a pour rôle de contextualiser l’action de façon à ce que tous et toutes dans le public comprennent les tenants et les aboutissants du drame historique qui se joue. De même, une partie de la musique est enregistrée, et donne une couleur chaleureuse, joyeuse, aux scènes de la vie algérienne, malgré le conflit. Dans les bars il y a de la musique. Dans les bars on danse. Du moins tant que les musiciens ne sont pas assassinés, tant que les bars ne sont pas pulvérisés par les bombes du FLN ou de l’OAS. On ne sait jamais complètement quelle est la dose de théâtre documentaire, dans les sons que l’on entend, à quel point les archives sonores sont authentiques. Mais on ne doute à aucun moment de la véracité des faits.
La précision des ambiances sonores – bruits de rue, ressac de la mer mêlés aux cris des mouettes – fait beaucoup pour étoffer la précision des scènes, donnant profondeur et complexité à des images parfois un peu naïves. S’y ajoute la narration à la première personne, le point de vue de l’une des sœurs, portée par l’extraordinairement talentueuse Jina di Najma, qui officie en dehors du dispositif visuel, telle une récitante. Assise sur une sorte de podium à cour, elle pose son récit avec une justesse de ton et de rythme admirables, un travail vocal impeccable qu’elle double de chants interprétés avec beaucoup d’engagement. Le travail de la matière sonore, la musique produite à l’aide d’un ordinateur, contribuent beaucoup à la poésie de Min el Djazaïr.
Mise en scène efficace pour un spectacle intelligent
Tout sur scène respire la minutie et l’attention au détail : les objets de scène, les coffres, les tables, le podium sur lequel se tient Jina di Najma, tout est fait à la main, en bois, avec une facture précise qui dit un artisanat maîtrisé. Sur la scène de grande taille du Théâtre des Bergeries, le spectacle respire visuellement, les deux manipulatrices ne sont pas embarrassées de leurs mouvements et ne se retrouvent pas entre les spectateurices et les images. On a un petit regret que les rouleaux de tissu posés à jardin, éclairés tout du long du spectacle, ne servent pas beaucoup. Et on reste pas totalement convaincu par les stores vénitiens qui descendent par moment à l’avant-scène, qui gênent plus qu’ils n’enrichissent l’image.
Reste que le traitement du propos est très fin. Le drame familial est décrit sans cacher ce qu’il a de terrible, mais avec une digne retenue. Et les événements historiques, si violents soient-ils – il y a des manifestations, des arrestations, un attentat à la bombe – sont décrits avec une sobriété factuelle qui permet de les accepter sans qu’ils n’agressent la psyché. C’est un joli tour de force d’avoir ouvert une fenêtre sur un épisode aussi douloureux, et encore si cruellement agissant, de la tragique histoire de la colonisation de l’Algérie par la France, sans y mettre de pathos, et en donnant une idée aussi précise du contexte. Min el Djazaïr ne prétend donner aucune leçon, mais il donne à voir cette histoire sous l’angle singulier d’un récit familial, en exposant avec pudeur le destin peu raconté des juifs d’Algérie, trop Français pour être parfaitement acceptés par le reste de la population locale, trop différents pour n’être pas méprisés par les Français, et qui ont tout perdu en subissant l’exil forcé. Min el Djazaïr est une œuvre utile, qui contribue à enrichir la pluralité des points de vue sur un chapitre de l’Histoire qu’il serait peut-être temps de regarder en face.